S

6 minutes de lecture

Selon les soirs, tu es plus ou moins agréable (même si "plus ou moins désagréable" serait plus juste). Je n'ai pas encore réussi à identifier les critères qui font varier ton humeur. Certains sont évidents, comme le temps que tu estimes avoir perdu ou le nombre de critiques que tu as dû entendre ou formuler. D'autres restent obscurs ; tu peux être plus irritable que jamais des soirs qui succèdent à des journées pourtant productives et sans imprévus. Peut-être ton humeur n'est elle pas simplement fonction de la journée passée ; mais aussi d'une accumulation issue des jours précédents.

Quoi qu'il en soit, j'ignore pourquoi tu as été si désagréable avec ta mère ce soir là en particulier. Mais, ce qui est certain, c'est que, pour elle, c'était la fois de trop où elle t'entendait prononcer le nom de Shoncor. Jusqu'ici, elle avait eu la délicatesse de ne pas t'interroger sur ta conversation avec son amie la fée ; mais ce soir, là, elle n'a plus tenu. Elle t'avait juste proposé, gentiment, d'assister avec elle, la semaine suivante, à un spectacle dont elle savait qu'il pourrait te plaire. Oui, ceci aurait impliqué de partir de la clairière une quinzaine de minutes avant ton heure de départ habituelle ; mais elle s'était dit que ce serait peut-être quand-même jouable. Toi, tu lui as juste répondu d'un ton exaspéré : « Enfin, Maman, tu sais bien que Shoncor ne me le permet pas ! »

Avec le recul, tu as réalisé que tu as été dur et injuste, que tu aurais pu refuser en la remerciant, voire même effectivement demander une autorisation spéciale à la clairière pour faire en sorte de pouvoir assister à ce spectacle. Mais, sur le moment, c'est juste sorti comme ça. Et, sur le moment, tu n'as pas eu le temps de te repentir car ta mère a embrayé sur le sujet de la fée, ne faisant qu'augmenter ton irritation. Pourtant, elle est restée extrêmement calme, ne relevant même pas ton affront et ton ingratitude.

« Dis-moi, Persil, on n'en a jamais parlé jusqu'ici, mais comment s'est passé ton échange avec mon amie la fée ? Avez-vous eu l'occasion de parler de Shoncor tous les deux ?

— Je ne sais plus, Maman. Peut-être qu'on l'a rapidement évoqué, mais on a surtout parlé du travail je crois. Je ne sais plus vraiment ; je ne suis pas convaincu que cet échange m'ait appris quoi que ce soit de nouveau sur moi-même. Mais j'ai beaucoup apprécié ton amie, et je suis sûr que c'est une excellente fée.

— Vous n'avez pas parlé de Cloche ?

— Cloche ? Comment ça ? Qu'est-ce que ma tante a à voir là dedans ?

— Je me suis toujours dit que le fait que ma sœur ait quasiment le même âge que toi pouvait avoir eu un impact sur toi, et en particulier sur ton rapport à Shoncor. J'ai pensé qu'une fée aurait probablement fait ce genre d'hypothèse.

— N'importe quoi Maman ! Tu sais, ton amie n'est pas une fée comme ça. Enfin, je ne crois pas.

— Une fée comme ça ? Ça veut dire quoi ça ?

— Tu sais bien : ces fées qui vont chercher tous les problèmes dans le royaume de l'enfance, et qui risqueraient de te faire porter à toi le chapeau de tous mes maux.

— Et toi, tu en penses quoi de cette hypothèse ?

— De ton hypothèse sur Cloche ? Que c'est n'importe quoi ! A la rigueur, on peut peut-être penser que j'ai cherché à me distinguer d'elle, vu qu'on a grandi ensemble. Je lui aurais laissé les yeux roses et me serais concentré sur la brillance ; je n'y crois pas vraiment, mais encore, ça pourrait tenir la route. Mais aller jusqu'au fait que ça aurait bouleversé mon rapport à Shoncor ? Si on suit ton hypothèse, j'aurais dû me sentir en avance. Hors, au contraire, je me sens plutôt perpétuellement en retard.

— Je n'étais pas allé aussi loin dans mon analyse. Je me disais juste que ça avait embrouillé ton rapport avec Shoncor, rendu flou ou complexe, n'importe. Je n'arrive pas à comprendre comment tu peux avoir tout le temps l'impression d'être en retard. Surtout quand on ne te demande rien. Il y a eu une période de ma vie où j'ai eu l'impression de manquer de temps : je jonglais avec un travail, deux enfants aux portes de l'adolescence, un parent malade et la quasi-intégralité des tâches de cette maison. Mais toi, Persil, tu n'as pas assez de responsabilités pour manquer de temps. Je n'arrive pas à comprendre.

— Je suis désolé.

— Ce n'est rien. Ce n'est qu'à toi que ça fait du mal.

— Je ne suis pas désolé d'avoir l'impression de manquer de temps. Je suis désolé de ne pas t'avoir plus aidée au moment où Grand-mère est tombée malade. C'est vrai que Cloche était partie à l'étranger, que Papa travaille trop, et que Grand-père ne fait jamais rien à la maison de toute façon. Je ne me suis pas rendu compte que tu étais sous l'eau. J'étais là dans ma chambre à boire des smoothies ou à parler avec ma mouche, alors que toi tu avais besoin d'aide.

— Tu étais encore jeune, Persil. Et c'est moi qui ne t'ai pas demandé de l'aide. J'aurais probablement dû insister auprès de ton grand-père plutôt que me tourner vers toi, d'ailleurs. Mais son épouse était malade alors je me suis dit que ce n'était probablement pas le bon moment pour lui faire la morale.

— Mais toi, ta mère était malade ; ce n'était pas le bon moment pour te laisser crouler sous les responsabilités.

— Au moins, ça m'a permis de penser à autre chose qu'à sa maladie. Et ta grand-mère va bien en ce moment, alors ce n'est plus le moment de s'inquiéter pour ça. Revenons plutôt à notre sujet.

— Oui. Je ne l'ai pas perdu de vue. Tu dis qu'on ne peut pas manquer de temps quand on ne croule pas sous les responsabilités. Mais je n'ai pas peur de manquer de temps pour tout ce que je dois faire. Ce que je ressens, c'est l'impression de gâcher mon temps ; c'est très différent. Et en même temps, pas tant que ça. C'est comme si j'avais d'autres responsabilités et que j'échouais à les honorer.

— Mais quelles responsabilités ?

— Faire bon usage des ressources de Shoncor juste. Et de ma brillance aussi.

— Peut-être que ton grand-père a raison.

— Raison sur quoi ?

— Tu sais bien. Avec son : « Arrêter d'admirer la brillance de cet enfant. Vous verrez, elle ne fera que gâcher sa vie et la vôtre. »

— N'empêche que, si lui en avait eu un peu plus, de brillance, il aurait peut-être remarqué que tu avais besoin d'aide à la maison. Ça ne t'aurait pas vraiment gâché la vie.

— Tu crois que c'est à cause de ton père ?

— De quoi tu parles, là ?

— Du temps que tu ne veux pas gâcher. Lui aussi est un fervent partisan de la deuxième loi de Shoncor. C'est pour ça qu'il se tue au travail. Mais il a tort d'en faire autant ; je le lui dis chaque jour. Et je te dis à toi de ne pas prendre modèle sur lui.

— Sauf que, contrairement à Papa, je ne pense pas que le temps passé à la maison est du temps perdu. C'est le temps passé au travail que j'ai l'impression de perdre ; et c'est d'ailleurs ça qui m'embête. »

Ta mère a fini par te demander si aller voir un spectacle avec elle aurait été du temps perdu à tes yeux. Tu lui as répondu que tu estimais que du temps passé à voir un spectacle avec elle aurait bien plus de valeur pour toi que ce même temps passé au travail. Mais (et c'est ce que tu as ajouté pour te justifier) tu ne peux pas te permettre que tes collègues (ou pire, tes supérieurs) s'en rendent compte. Tu n'oserais jamais demander cette faveur de partir plus tôt ; elle serait bien trop symbolique pour toi (du peu de valeur que tu accordes au temps passé dans la clairière), donc tu la crains bien trop révélatrice (de tes priorités véritables).

Tu as honte de ton manque d'implication dans tout ce qui concerne la clairière ; même si ce manque d'implication est purement psychique et que tu travailles tout autant et tout aussi bien que si tu aimais ce que tu faisais. Tu n'as jamais voulu ressembler à ton père ; jamais souhaité que ton travail devienne ta vie entière et ton unique source de satisfaction et de valeur. Mais tu avais toujours pensé que tu serais une de ces rares personnes qui aiment vraiment ce qu'elles font, le font avec cœur et y trouvent de l'intérêt et du sens. Tu avais toujours posé des limites psychiques au temps que tu serais prêt à donner au travail ; mais l'amour que tu étais prêt à lui donner était lui sans limite. Sauf que l'amour, il est incontestable que le travail que tu fais n'en mérite pas ; ou tout du moins que tu es incapable d'en ressentir pour lui.

Annotations

Vous aimez lire FleurDeRaviolle ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0