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Une fois la frénésie des débuts passés, tu es devenu capable de voir que la nouvelle situation n'avait pas que des inconvénients. Et heureusement, car elle était vouée à durer. Plusieurs semaines avaient été consommées à reconstruire vos bureaux en carton, quand une nouvelle vague de pluie est venue remettre les compteurs à zéro. Les ouvriers se sont précipités pour reprendre leur tâche depuis son point de départ, et tes collègues et toi avez continué la vôtre depuis les lieux de travail que sont devenus vos domiciles.

Tu réalises qu'en fait, tu aimes beaucoup travailler depuis chez toi. Ce que tu ne supportes pas, c'est que les autres en fassent autant. S'ils avaient pu eux rester dans une clairière non inondée, et toi à distance sous ton toit de carton auprès de ceux qui t'aident à te sentir bien, tu te serais porté magnifiquement bien. Tu aurais pris le petit-déjeuner avec ta famille avant de poser ton serpent-couronne sur la tête, tu aurais adapté tes horaires à ceux de la clairière pour ne jamais risquer d'être dérangé sur ton temps libre. Tu aurais pu, avec l'économie faite sur les temps de trajet, t'offrir un peu de sommeil supplémentaire. Tu aurais pu profiter d'une vraie pause déjeuner à discuter avec des membres de ta famille (plutôt qu'à manger seul devant un bureau). Tu aurais fini ta journée à l'heure habituelle, avec un nouveau gain de temps libre pris sur le temps de trajet. Ta vie aurait été plus jolie qu'en temps normal ; Shoncor se serait fait plus léger.

Mais malheureusement, ce n'est pas ainsi que les choses se passent. Malheureusement, tous ces imbéciles travaillent eux aussi depuis chez eux et te dérangent sans cesse en déclenchant leurs connexions télépathiques à tout va, y compris en dehors des horaires habituels de la clairière et donc en dehors du temps de travail. Ils font preuve d'un manque total de respect qu'ils n'auraient jamais eu si vous aviez été présents physiquement dans le même espace. Comme si le gain que tu avais à être chez toi, tu devais le compenser en payant un prix exorbitant en cette devise précieuse qu'est la disponibilité.

Après la dernière visite que Shoncor t'a rendue, je t'avais dit que le véritable équilibre entre la vie professionnelle et la vie privée n'était pas un équilibre temporel, mais un équilibre identitaire. Je ne sais pas si j'avais tort ou raison ; probablement les deux. Les deux équilibres sont probablement tout aussi véritables et essentiels l'un que l'autre. Jusqu'ici, tu manquais de l'équilibre identitaire qui t'aurait permis de mieux vivre cette répartition temporelle entre temps à toi et temps à consacrer au travail. Et à présent, tu souffres clairement des deux déséquilibres simultanément.

En parlant de Shoncor, j'ai eu une petite discussion avec lui récemment. Je lui ai décrit ta situation actuelle, et il s'est fâché tout rouge (si tant est que Shoncor puisse devenir rouge) : « Si je pouvais, je ferais un procès à cette boîte qui profite de moi sans que je n'ai donné mon accord et sans donner à quiconque un quelconque dédommagement. » Il parlait de quiconque au sens courant, pas de ta collègue Quiconque. Déjà qu'il y avait injustice à ce que tu ne sois pas rémunéré pour ce temps de travail supplémentaire, l'injustice aurait été plus grande encore si ta collègue s'était vu rétribuée à ta place. Quoi qu'il en soit, Shoncor n'est pas content. Des ressources qu'il te donne, il est admis pour lui qu'une certaine proportion doit être consacrée au travail, et que le reste t'appartient pleinement. Mais si Shoncor était à même de faire des procès contre qui que ce soit, ça se saurait.

Qui plus est, ta boîte n'est pas une boîte en tant que telle, mais un ministère. Les fourbes ont les lois de leur côté (pas celles de Shoncor, mais les lois juridiques). A moins que ce ne soit l'inverse : ce sont peut-être eux qui sont soumis à la dictature de la Loi comme toi tu es soumis à celle de Shoncor. Quoi qu'il en soit, la Loi est l'une des raisons pour lesquelles tu ne pourras jamais rien changer au ministère du Carton. La façon dont ils gèrent le travail en leur sein a beau te sembler aussi absurde que possible, chacun de ses principes est gravé et tamponné. Si tu voulais changer les choses là bas, il faudrait être juriste. Si tu voulais un dédommagement pour ce temps supplémentaire qu'en fait personne ne t'oblige à leur donner, il faudrait tout un attirail juridique qui pour l'instant n'existe pas.

En fait, personne ne t'oblige à leur donner ce temps supplémentaire ; c'est ce qu'ils diraient s'ils avaient à se défendre devant la Loi ou devant quiconque (encore une fois, pas ta collègue). Tu ne peux pas te plaindre, parce qu'ils te répondraient que tu n'es tenu de répondre aux connexions télépathiques que pendant tes horaires habituels de travail. La blague ! Déjà, reste un gros flou artistique sur la pause déjeuner, dont les horaires n'ont jamais été clairement défini. Quand aux sollicitations de fin de journée, ils ont beau dire qu'une absence de réponse ne pourrait pas t'être reprochée, c'est faux. Ce ne pourrait peut-être pas t'être reproché officiellement ; écrit noir sur blanc lors de l'un de tes entretiens archicadrés. Mais ce pourrait t'être reproché officieusement, subjectivement : dans leurs esprits, dans leurs remarques, dans leurs sous-entendu. Et, qui plus est, ce pourrait t'être dommageable factuellement ; si tu ne répondais pas, ils avanceraient dans le travail sans prendre en considération tes remarques, et ce serait d'autant plus de rattrapage à devoir faire derrière, donc encore d'autres empiètements sur ton temps "personnel" pour être à même de tenir à la fois la qualité et les délais.

Quels hypocrites ! Mais leur hypocrisie, l'injustice et le manque de temps ont beau te faire enrager, tu vois quand même des avantages à la situation. Déjà, tu n'as plus à acheter ces stupides triangles de carton à partager en mangeant individuellement (symbole suprême de l'hypocrisie qu'ils t'obligeaient à revêtir toi-même). Mais, surtout, tu as enfin le droit de vivre tes émotions, et donc de te sentir un peu plus toi-même. Tu as enfin le droit de vivre pleinement la rage qu'ils génèrent en toi. Non seulement, chaque fois qu'ils poussent le bouchon, tu n'as plus à masquer tes émotions (tu peux laisser du sel sortir de tes yeux ou des cris sortir de ta bouche), mais en plus, tu peux dans ces moments là bénéficier du soutien de tes proches.

Tu n'es plus entouré de ces inconnus qui font semblant de s'apprécier (alors qu'ils restent des inconnus après toutes ces années) et qui t'obligent à en faire autant. Tu es entouré de ceux que tu aimes et qui t'aiment ; ceux auxquels tu peux dire ce que tu penses réellement, avec lesquels tu peux exprimer clairement ton mépris et ta détestation pour ce travail que tu juges absurde et injuste. Tu peux lâcher prise. Et tu auras le droit à ta maman qui essuie le sel sur ton visage, à ta tante Cloche qui te chante une chanson, aux conseils pleins de sagesse de ta grand-mère, à ton grand-père qui râleras avec (ou contre) toi, ou encore à ton petit frère qui t'aidera à te changer les idées en lançant des fléchettes en carton contre des cibles en carton.

Le seul qui ne comprend rien à rien, c'est ton père. Lui rentre à la fin de sa journée de travail et, te voyant toujours le nez dans tes dossiers, sourit et te tape sur le dos en te lançant un aussi sincère que stupide : « Ah ! Qu'est-ce que ça fait plaisir de te voir travailler ! Je suis fier de toi mon fils ; un gars sérieux. » Tu es horrifié de constater que l'homme qui t'a engendré, celui que tu admirais étant petit, semble préférer le fade Persil à serpent-couronne au brillant Persil que nous aimons toi et moi. Lui est plus heureux de te voir noyé dans des dossiers en carton qu'en train de refaire le monde en parlant à une mouche. Et toi, tu es triste pour lui, et inquiet de finir un jour comme lui, noyé par la vie et ses contraintes au point d'en arriver à te convaincre toi-même que toute cette absurdité est ce qui compte réellement.

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