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Aujourd'hui, nous avons surpris Shoncor en train de discuter avec ton petit frère. Ça t'a causé un petit sursaut de jalousie, ou, comme tu préfères le décrire, une réaction émotionnelle face à l'injustice. Pourquoi accorder ce privilège à Chardon, qui n'a jamais été particulièrement intéressé par Shoncor ? Quand, toi, tu te plains perpétuellement de la puissance de cet être invisible, ton frère a sa propre obsession (ou sa propre ennemie). Celle dont il se plaint à longueur de temps est un être légèrement plus concret que Shoncor : Inertie. Toi, tu ne te soucies pas beaucoup d'elle, bien qu'elle soit la reine de votre royaume et que tu souffres chaque jour des effets de son action (ou de son inaction). Si te préoccupes peu d'elle, c'est parce que tu es convaincu que sa puissance n'est qu'illusoire, que son pouvoir est tout autant en carton que son royaume, et que Shoncor finira forcément par la vaincre.

Moi aussi, j'ai toujours, considéré Shoncor comme supérieur à Inertie. Surtout, j'ai toujours pensé leur lutte comme inévitable, car leurs intérêts me semblaient assurément contradictoires. Cependant, en écoutant ton frère à travers la porte en carton, nous est apparue la possibilité d'entretenir une théorie assez différente. En effet, Chardon semble visiblement convaincu que Shoncor et Inertie ont conclu un pacte :

« J'ai des doléances, Shoncor.

— Et pourquoi devrais-je prendre en compte tes doléances, mon petit Chardon ?

— Parce que je vais les justifier en te révélant tes propres contradictions.

— Et bien, ça promet ! Je suis impatient de voir ce que tu pourras bien trouver.

— La sixième loi, déjà.

— Je ne comprends pas.

— Probablement parce que je n'ai pas encore énoncé ma doléance. C'est compliqué de juger de la validité d'un argument quand on ignore la position qui est défendue.

— Je te trouve bien impertinent, petit Chardon qui porte bien son nom. Si tu connais si bien mes lois, ne t'avise pas d'oublier la septième : Personne n'est plus malin que moi.

— Justement, parlons en de cette septième loi ! Es-tu bien sûr que la reine Inertie n'est pas plus maligne que toi ? Visiblement, elle arrive à te faire faire ses quatre volontés. Voilà justement ma doléance ; je souhaiterais que vous rompiez votre partenariat.

— Je ne te permets pas ! Je ne suis nullement manipulé, conformément à la septième loi. Si Inertie et moi avançons main dans la main, c'est parce que nos volontés se rejoignent.

— Vous avancez main dans la main ? Laisse-moi rire ! Tu as vraiment l'impression d'avancer ? Des ressources sont utilisées, ça c'est certain. En vue d'un résultat comme l'exige ta deuxième loi ? C'est déjà moins sûr. L'utilisation de tes ressources suffit-elle à justifier le terme d'avancée ? C'est ce que tout le monde semble penser, mais pas moi. Shoncor avance, dans tout les cas. Shoncor avance, mais ne va nulle part. Shoncor tourne en rond. Et Inertie est la grande gagnante !

— J'avance, Chardon. Imperceptiblement, mais j'avance. Si j'allais trop vite, vous ne verriez pas la valeur de mes avancées, conformément à la cinquième loi. Et puis, la situation actuelle étant arrivée lentement, je ne peux la faire partir que lentement, conformément à la quatrième loi.

— Shoncor serait donc prisonnier de ses propres lois ? Voilà qui est bien ironique, pour un être dont la première des lois affirme que c'est lui qui définit la liberté. Mais surtout, si tu dois obéissance à tes lois, comment justifier que tu négliges la sixième ?

Je n'ai jamais le même visage. C'est vrai ! La sixième loi est respectée. Regarde ta propre vie, mon petit Chardon. Est-elle la même qu'il y a quelques temps ? Regarde attentivement ce moment précis. Est-il similaire à celui que nous vivions il y a quelques secondes à peine ? Il y a toujours et partout des variations. La vie est variations.

— Si on la regarde avec un microscope, peut-être. Mais prends un peu de recul, par pitié ! Ce monde en carton a-t-il significativement changé ? Le ciel est-il d'une couleur différente d'hier ? Nos perspectives sont-elles différentes de celles que nous avions alors ? Tu as toujours le même visage : celui d'Inertie. Et même quand notre reine ne sera plus là, elle sera remplacée par une autre arborant ce même visage. Et ce remplacement sans renouvellement, c'est toi qui le permets ! C'est toi qui fais le lien entre passé et futur. Sans toi, nous serions libres. Peut-être devrait-on reformuler ta première loi : tu n'es pas ce qui définit la liberté, tu es ce qui la finit.

— Mais voyons, Chardon, ça revient exactement au même ! Définir la liberté ou la finir, c'est la même chose. Parce que définir, ça signifie poser des limites.

— Et elles sont belles tes limites ! Mais vu que tu aimes poser des limites, pourrais-tu envisager de limiter les limites infligées à la naissance et qui limitent ensuite notre existence ?

— Pour savoir si je peux ou non envisager une chose, il faudrait déjà que je comprenne de quelle chose il est question.

— C'est simple pourtant. Il est juste injuste que chaque génération soit condamnée, par le lien que tu crées, à vivre dans le monde légué par la génération précédente. En liant notre présent à leur passé, tu nous condamne à hériter de ses systèmes, de ses lois et par dessus tout de ses absurdités. La véritable liberté, ne serait-ce pas de choisir notre mode d'existence ?

— Vous avez une marge de manœuvre, Chardon. Vous êtes en charge des choix qui définissent vos propres vies individuelles. Et votre reine vous sollicite même pour certaine des décisions qui vous touchent collectivement.

— Dans son immense générosité, Inertie nous sollicite ; sans pourtant remettre son nom en jeu dans nos décisions. Mais l'hypocrisie va plus loin ; la formulation même des choix qu'elle nous laisse ne nous laisse pas le choix. Déjà, le fait de faire les choix un à un nous empêche de faire des choix. C'est comme si on nous demandait tout bonnement si nous voulions supprimer le carton : sans possibilité d'exprimer que nous souhaiterions le supprimer pour le remplacer par tel ou tel autre matériau, nous serions forcés de répondre "non". On ne nous laisse pas créer un nouveau système ! Pour ça, il faudrait nous laisser prendre simultanément plusieurs décisions et prendre en compte leur interdépendance.

— Si j'ai bien compris, tu voudrais que chaque nouvelle génération soit isolée et bâtisse sa propre société, détachée de la génération précédente comme si elle vivait dans un temps différent. Et concrètement, on ferait ça comment ? Qui isolerait tous ces bébés du reste du monde pour les éduquer ? Ou peut-être n'auraient-ils pas besoin d'éducation ? Car l'éducation ne peut être qu'un lien avec le passé.

— Les isoler une fois leur esprit formé suffirait. Après qu'ils aient suivi les enseignements du temple de la découverte, et surtout après qu'ils aient suffisamment observé ce monde et ses dysfonctionnements pour n'avoir pas envie de les reproduire. Il faudrait qu'on puisse, de la même manière qu'à présent, se former un avis sur ce qui mérite d'être changé et sur les injustices à corriger. Mais dans un monde qui nous laisserait ensuite la possibilité d'agir et de créer un nouveau système ! Sinon, à quoi bon ?

— Mais quel rapport avec moi, Chardon ? Le lien que je fais entre les générations, ce lien de causalité dont je permets l'existence, n'est-il pas au cœur du système que tu proposes ? C'est lui qui permet la remise en question, car sans lui il n'y aurait rien à remettre en question. Je maintiens la continuité temporelle qui permet à la causalité d'exister ; c'est tout ce que je fais. Ensuite, à vous de définir dans quel sens ira cette causalité. Les dysfonctionnements du système actuel causeront-ils son maintien ou sa remise en question ? C'est vous qui décidez de ça, pas moi !

— Ce n'est donc pas toi qui choisit ton visage ?

— Non, c'est vous. Comme le veux la huitième loi, vous passez votre vie à me faire passer. Mon ancien visage disparaît, et un nouveau apparaît ; sensiblement similaire mais teinté d'une lassitude plus importante. La loi stipule juste que, de toute manière, vous me ferez passer, indéfiniment. Vous passez votre vie à me faire passer sans rien en tirer, sans me changer, et en vous plaignant de mon absence ou de ma direction. Ça, ce n'est pas la huitième loi qui le veut : c'est vous.

— Pauvre Shoncor innocent, passif et soumis à notre volonté. Je te rappelle que, neuvième loi, tu as quand même décrété que le présent ne sera jamais appréciable pour nous.

— Jamais aussi appréciable que le passé ou le futur, nuance ! Et j'ai justement mis en place cette loi pour vous inciter à aller dans un sens différent de celui de votre reine Inertie. Sauf que vous, vous vous êtes contentés de vous plaindre et d'être malheureux, sans que cette insatisfaction ne vous pousse à l'action.

— L'action, l'action ! Je te l'ai déjà dit : on ne peut rien changer sans tout changer. On ne peut qu'agir dans ce système et ce n'est pas assez ; ce n'est pas la liberté. On ne peut pas construire un système en partant de rien ; on est obligé de le faire en partant de ce monde qui nous est légué. Et on ne peut pas détruire et reconstruire, car ceci impliquerait un arrêt, et que tu ne permets pas d'arrêt. Il y aurait forcément un entre-temps ingérable ; ce qui nous interdit de stopper quoi que ce soit.

— Je ne suis pas à votre disposition, les enfants. Effectivement, vous ne pouvez pas me mettre sur pause à votre convenance, effacer la continuité temporelle quand ça vous arrange et la maintenir quand bon vous semble, me faire ralentir ou accélérer à votre guise. Je ne suis pas une ressource ; je suis un cadre. Comme le stipule ma dixième et dernière loi, je n'appartiens à personne ; c'est vous qui m'appartenez. Vous n'êtes pas pour autant des marionnettes entre mes mains. Vous êtes des marionnettes sagement rangées dans un boîte au fond de mon placard, et vous disposez d'une marge d'action dans les limites de cette boîte. Avant de vous plaindre que ce n'est pas assez, tirez-en déjà tout le parti possible ! Tant que vous ferez un tel gaspillage de ce que je vous donne déjà, je ne vous permettrais pas d'insinuer que ce que je vous donne est insuffisant. »

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