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Depuis que nous avons surpris cette fameuse conversation entre Chardon et Shoncor, tu prends progressivement conscience de l'impact de votre reine. D'une certaine manière, n'est-ce pas le pouvoir d'Inertie qui empêche Yuzu de faire plus que seulement introduire des plaisanteries ? N'est-ce pas ce pouvoir qui fait que tes collègues s'interdisent de s'exprimer ou de s'exprimer de l'intérêt ? Pourtant, il ne faut pas oublier que, si Inertie n'avait aucun pouvoir, Shoncor balayerait tout sur son passage. N'est-ce pas grâce à votre reine que les smoothies de brillance bus aux temple de la découverte ont encore de l'effet sur toi ? N'est-ce pas grâce à elle que tu es assuré d'avoir toujours une couronne sur la tête demain (même si je ne suis pas certaine que ce soit vraiment une bonne chose) ? N'est-ce pas Inertie qui vous procure la sécurité ? N'est-ce pas par respect pour elle que tu souhaitais œuvrer pour l'un de ses ministères ?

Pourtant, même le plus grand partisan d'Inertie ne supporte pas ses ministères. Cet homme n'est autre que ton grand-père, avec lequel tu viens justement d'avoir une conversation à ce sujet. Chardon s'était fait gronder par le vieil homme pour avoir osé manger les cartons-desserts avant les cartons-plats et, après avoir attendu que le calme soit revenu, tu t'es risqué à demander :

« Grand-père, pourquoi c'est si important, l'ordre ?

— Ce n'est pas une question d'ordre ; c'est une question de modestie.

— Comment ça ?

— Ton frère a été insolent.

— Je ne crois pourtant pas qu'il t'ait répondu.

— Pas insolent envers moi. Insolent envers toutes les générations qui nous ont précédés. Ne leur fait-il pas confiance ? Croit-il être le premier à avoir l'idée de génie de manger le dessert en premier ? S'il y a pensé, quelqu'un d'autre doit l'avoir fait avant. Et, si cette idée n'a pas été retenue alors, ça doit être parce qu'elle n'est pas la plus adéquate.

— Sauf si tous ceux qui ont eu cette idée, du premier au dernier, se sont tenus le même raisonnement et, pensant chacun avoir eu un prédécesseur, ne l'ont donc pas testée. Si tout le monde appliquait ton principe, il n'y aurait jamais de nouvelles idées.

— Et pourquoi aurait-on besoin de nouvelles idées ? Chaque idée est un risque. Chaque risque peut apporter du mieux, oui. Mais aussi du pire ; et ça, tout le monde semble l'avoir oublié. Un jour, quelqu'un a eu l'idée de restreindre notre alimentation et nos matériaux de fabrication au carton. Tout est de carton maintenant ; sauf les vêtements. Les vêtements, grâce à moi et aux autres tailleurs qui ont lutté pour préserver cet héritage, sont toujours en tissu. C'est ce qu'a été ma vie : lutter pour préserver le passé. Tu penses que je devrais le regretter ? Tu penses que j'aurais mieux fait de fabriquer des chemises en carton ?

— Non. Mais ça n'a rien à voir ; le carton se prête mal aux vêtements. Il est trop rigide, inconfortable, gratte et accompagne mal les mouvements. Il y a une différence entre préserver ce qui a une raison d'être préservé et préserver juste pour préserver.

— Comme il y a une différence entre lutter contre Inertie sur la seule base de son nom, et se contenter de lutter contre les quelques fois où son pouvoir nous nuit. Chardon pense tout savoir mieux que tout le monde ; c'est juste un petit rebelle dont aucune expérience ne justifie l'insolence. Quant à toi, Persil, même si tu sais te montrer sérieux, travailleur et persévérant, ta brillance semble parfois risquer de te conduire à suivre ses pas.

— On n'aurait donc pas le droit d'avoir un avis sur le monde avant d'avoir atteint la vieillesse et sa sagesse ? On pourrait choisir dans quel monde vivre seulement une fois qu'il serait trop tard pour y vivre ?

— Ce n'est pas ce que je dis ! Mais on n'invente pas une nouvelle manière de tailler les pantalons sans avoir passé plusieurs années à observer des tailleurs expérimentés et à reproduire leurs mouvements. L'innovation ne peut arriver qu'après l'expertise. La nouveauté peut exister, mais elle doit se baser sur les acquis du passé. Tu souhaiterais condamner les générations disparues à n'avoir servi à rien ? Tu penses que tu es né doté d'une brillance supérieure qui pourrait justifier une telle arrogance ?

— J'ai compris : profiter des savoirs accumulés par les générations passées est le meilleur moyen de déjouer Shoncor.

— On ne déjoue pas Shoncor. Septième loi : Personne n'est plus malin que moi. Mais oui, c'est l'idée qui justifie l'existence des smoothies de brillance. Ces smoothies que tu aimes tant sont, comme mes vêtements, un moyen de préserver le passé. Pour qu'il ne soit pas condamné par Shoncor à disparition éternelle, mais aussi pour que nous puissions nous baser sur la construction préalable et la faire grandir.

— Le passé ne s'opposerait donc pas au progrès, mais serait la fondation de ce progrès.

— Evidemment ! Notre vie étant limitée par Shoncor, tout progrès réellement significatif implique une coopération entre générations, ou a minima une réutilisation. La continuité temporelle que ton frère juge contraire au progrès est au contraire la condition de possibilité de tout progrès.

— Mais le passé peut aussi comporter des erreurs que l'on se doit de corriger.

— C'est certain. Ton père en est un excellent exemple.

— Pardon ? Je sais que tu n'as jamais porté mon père dans ton cœur, mais je ne savais pas que c'était au point de souhaiter que Maman ne l'aie jamais épousé.

— Je ne voulais pas parler de ça ; je parlais de son travail. Sais-tu ce que fait ton père, Persil ?

— Bien sûr. Il travaille pour le ministère de la Famille.

— Et que fait-il ?

— Je ne sais pas.

— Tu vois ! Je crois que le ministère de la Famille ne sait pas non plus à quoi il sert.

— Mais pourquoi existe-t-il, alors ?

— Car le passé a fait une erreur ; l'erreur de rompre avec son propre passé.

— Comment ça ?

— Quelqu'un, un jour, a eu la magnifique idée de "changer les choses" et de redéfinir la direction du royaume selon les valeurs les plus importantes aux yeux de la population.

— Ça me semble une bonne idée.

— Ce n'est pas parce que ça semble être une bonne idée que c'en est une. La famille est arrivée parmi la tête de liste des valeurs citées, et s'est donc vu créer un ministère et attribuer l'un des budgets les plus importants. Mais personne ne sait vraiment quelles missions ce ministère se doit de poursuivre.

— Peut-être car la famille n'est pas vraiment une valeur.

— Comment oses-tu dire ça ? J'ai moi-même répondu à ce sondage en citant la famille. On m'a demandé ce qui était important pour moi, et la famille en fait assurément partie ! J'y accorde de l'importance, de la valeur ; donc c'est une valeur.

— Tu as raison. Je m'étais fait la même réflexion sur la brillance. Mais si une valeur c'est ce à quoi on choisit d'accorder de la valeur, ça ne veut peut-être pas pour autant dire qu'on doit lui dédier un ministère. Quoi que, j'aimerais bien un ministère de la Brillance.

— On a déjà un ministère du Savoir.

— Justement ; il ferait bien d'être remplacé par un ministère de la Brillance. Mais, pour en revenir à la famille, je crois que j'ai trouvé ce qui cloche. La famille, ce n'est pas une valeur collective. Un ministère poursuit un but collectif. Alors que quand, lors du sondage, vous répondez que la famille est importante, chacun pense à sa propre famille.

— Je ne crois pas. Je pense vraiment qu'il y a un souhait collectif que la notion de famille persiste et que l'idée en reste importante aux yeux de tous. Le ministère de la Famille s'est d'ailleurs créé quelques missions en ce sens. Il veille à ce que les constructions d'habitations répondent aux normes de tailles permettant le regroupement des générations. Il intervient en cas de litiges quant à celle des deux familles que rejoindront les couples nouvellement mariés. Il peut même lui arriver d'attribuer des dérogations pour éviter l'extinction de certains noms de famille.

— Comment ça ?

— Et bien, par exemple tes parents ayant choisi de rejoindre notre famille plutôt que celle de ton père, ton frère et toi portez notre nom de famille. Mais comme ton père n'a pas de frère ni de sœur, ton frère ou toi pouvez demander à prendre son nom, afin que celui-ci ne disparaisse pas. Bien entendu, il faudra prouver d'abord que ton père n'a pas de cousin ayant déjà fait passer le nom, et que le risque d'extinction est bien réel.

— Oh, d'accord.

— Tu conçois à présent le genre de mission essentielle dont est investi le ministère de la Famille ?

— Et bien, après tout, si c'est ce que les gens jugent important.

— Mais non, c'est n'importe quoi ! On ne nous a jamais demandé directement si préserver un nom de famille était important. On nous a demandé ce qui était important pour nous, on a pris en compte notre mention de la famille, puis on est allé inventer des missions pour ce ministère en inférant les significations qu'on pouvait mettre derrière cette notion.

— Attention Grand-père, tes propos sont en train de rejoindre les positions de Chardon.

— Je ne critique pas forcément le fond de ses idées. Je critique juste le fait que, du haut de son inexpérience, il se permette d'en avoir. »

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