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Ironiquement, pendant tes vacances, le travail aura été une source de plaisir, d'intérêt et d'amusement. Mais peut-être tout simplement car il ne s'agissait pas de ton travail ; il ne s'agissait pas de la clairière. Tu as profité du répit laissé par Shoncor pour t'intéresser de plus près à ce que les membres de ta famille faisaient de leurs journées. En fait, tout est parti d'une volonté initiale d'apporter un peu d'aide à ta mère. Même si tu n'avais pas jusqu'ici pris le temps d'agir pour la soulager, ce que tu avais compris il-y-a plusieurs mois t'avait marqué. Conscient de tout ce qu'elle faisait pour faire tourner votre foyer, tu ne trouvais pas normal que tant repose sur ses épaules alors qu'elle aussi avait sa couronne à porter. Tu as donc profité des vacances pour lui proposer ton aide (ce qui, à mon humble avis et bien qu'il s'agisse d'une intention louable, reste insuffisant). Sauf qu'au lieu de saisir l'occasion pour se délester de quelques tâches ménagères, ta mère a préféré te charger de certaines de ses tâches professionnelles. A croire que ton père n'est pas totalement en tort, dans son impression qu'elle a la main mise sur les tâches de ce foyer et que, même en étant volontaire il serait difficile de trouver l'interstice par lequel y glisser son grain de sel.

Mais, à vrai dire, pour ta mère, je ne suis pas certaine que la séparation entre tâches personnelles et tâches professionnelle existe. Toi, tu la vois et, quand elle te propose de t'occuper du jardin, tu estimes que c'est l'une de ses tâches professionnelles qu'elle te confie. C'est vrai que le râteau avec lequel elle fait tenir son chignon constitue sa couronne, et que les fleurs qu'elle fait pousser et revend sur les marchés constituent son travail. Mais, si on le regarde autrement, certaines de ces fleurs servent aussi à décorer votre foyer. Surtout, de son point de vue à elle, ce qui définit le travail, ce n'est pas ce pour quoi l'on est rétribué sous forme d'une monnaie quelconque. De son point de vue à elle, le travail c'est tout ce qui nous rend utile, tout ce que l'on se doit de faire, tout ce que l'on ne peut pas arrêter d'un coup dès que le goût ne nous en vient plus. Mais, de son point de vue, le travail, c'est aussi ce qui nous procure de la satisfaction à la fin de la journée.

Le jardin, comme la famille, ne permets pas le repos. Comme ta mère ne peut pas se permettre de vous priver d'un repas, elle ne peut pas se permettre de priver ses fleurs d'un arrosage ou sa terre d'un labourage. Le jardin, comme la famille, impose un planning et ne laisse pas de vacances. Mais le jardin, comme la famille, est pour ta mère source de bien plus de joie que de peines. Même si à la fin de chaque journée elle est épuisée, elle se couche heureuse et accomplie. D'ailleurs, quand tu lui as proposé de l'aider, ce qui l'a mise en joie, ce n'est pas tant la perspective d'être soulagée de certaines de ses tâches que celle de passer du temps avec toi.

Il faut reconnaître que ton intention était purement altruiste : je sais bien à quel point tu es avare des ressources de Shoncor, et aussi à quel point le jardinage te semblait être une tâche ingrate ne t'attirant aucunement. Si tu as proposé ton aide, c'était purement pour ta mère, et peut-être aussi un peu pour soulager la culpabilité que tu ressens (ayant conscience de lui être redevable). Ça te faisait quand même plaisir, à toi aussi, de passer du temps avec elle. Mais tu avais peur que ça ne vous éloigne plus que ne vous rapproche ; de faire ensemble une activité qu'elle aime tant et à laquelle tu serais toi incapable de prendre goût.

Toi et tes préjugés ! Il ne t'est même pas venu à l'idée que tu pourrais véritablement apprécier le jardinage, tant n'importe quelle tâche manuelle te semble opposée au concept de brillance et tant le concept d'exercice de la brillance te semble associé au concept de plaisir. Et pourtant, à la fin d'une journée passée à travailler dans le jardin, te yeux étaient roses. Tu ne te sentais pas particulièrement brillant, mais pas particulièrement stupide non plus (en tout cas moins stupide qu'avec une journée passée avec ton serpent-couronne sur la tête). Tu ne te sentais pas particulièrement brillant, mais tu te sentais spécialement fier de toi ; ça faisait un bon moment que ça ne t'était pas arrivé. Tu te sentais fier de l'effort accompli, fier du résultat qui ne saurait tarder, et fier d'avoir persévéré malgré la fatigue qui se faisait sentir.

Et, pendant que tu étais en train de travailler, tu n'as même pas vu Shoncor passer. Il était pourtant là, au fond du jardin, en train de te regarder en souriant. Tu ne faisais pas attention à lui, mais lui faisait attention à toi. Comme tu n'as pas daigné lui prêter attention (trop occupé à ton ouvrage et à tes discussions avec ta mère), il s'est adressé à moi : « Chacune de mes ressources ne peut être utilisée qu'en vue d'un résultat, mais on ne parvient jamais aussi bien à ce résultat que quand on oublie de penser à moi et à cette deuxième loi. Le secret, c'est de diriger toute son attention sur une chose. Persil est convaincu que la complexité intellectuelle est la seule chose digne de retenir son attention, mais il va enfin réaliser que la répétition peut aussi être fruit de concentration. Et, comme il a bien tardé à apprendre ça et que je fais partir plus vite ce qui est arrivé vite, il gardera probablement cette leçon en lui pour un bon bout de temps. »

Comme je suis une mouche curieuse, et que personne ne doit être aussi bien placé que Shoncor pour prédire l'avenir, je lui ai demandé si tu allais finir par choisir un emploi manuel. Il s'est bien moqué de moi : « Pauvre mouche ! Bien sûr que non ! La brillance est au cœur de l'identité de Persil ! Il n'y renoncera jamais, et ne pourrait jamais être heureux en y renonçant. Ce n'est pas la route pour lui. Il est capable de prendre du plaisir en jardinant, mais le plaisir n'est pas le seul facteur qui entre en ligne de compte, et une telle tâche ne lui donnerait pas la cohérence identitaire qu'il recherche. Tu le vois se contenter de bêcher toute la journée tout en discutant avec toi, et vos discussions suffire à remplir sa vie intellectuelle ? Tu vois son besoin d'apporter quelque chose qui fasse sens à ses yeux se satisfaire d'ajouter des fleurs dans un monde en carton qui s'écroule ; tu le vois juger cette petite touche de beauté comme assez ? Sa mère est parfaitement heureuse de faire pousser de la beauté sur du carton, mais Persil ne pourrait pas. Ça ne lui suffirait pas. »

Je crois que Shoncor avait raison. Cette idée d'un Persil coiffé d'un râteau m'attirait bien, car ça aurait été tout à mon avantage : t'avoir pour moi toute la journée, tes mains occupées mais ton esprit libre de discourir. Quel bonheur pour moi ! Mais je sais bien que ça n'aurait pas été assez pour toi, et que tu aurais trouvé qu'un râteau dans les cheveux s'accorderait mal avec ton teint brillant, et ne tiendrais même pas faute de chevelure suffisante.

Pendant tes vacances, tu as aussi eu l'occasion de tester la fabrication de colliers de perles avec ta grand-mère, mais ça n'a pas été plus fructueux. Pourtant, tu aimais l'aspect "pied-de-nez au monde" de ce travail là. La couronne de ta grand-mère est une couronne de perles, si grande qu'elle lui tombe autour du cou et devient un collier ; ce qui te permet à ta grand-mère de porter une couronne sans en porter. Mais, même si enfiler des perles colorées sur un fil procure un étrange apaisement (un effet presque hypnotique qui fait aussitôt rosir tes yeux), et même si les possibilités de parler avec moi tout en faisant ça sont bien plus grandes que dans la clairière, cette tâche ne te suffit pas non plus.

Pourtant, il y a dans le travail de ta grand-mère un aspect créatif : pas pendant la tâche elle-même mais en amont, quand il s'agit de choisir les perles et leur succession. Sauf que cette créativité là ne te procure pas une satisfaction aussi grande que tenter de résoudre les problèmes insolubles de votre monde en carton. C'est une tâche trop facile en un sens : la plus grande difficulté est d'ajuster le motif initialement prévu pour faire face à un manque de perles d'une certaine couleur ou d'une certaine forme. Ce n'est juste pas pour toi : les colliers ta grand-mère sont des œuvres d'art, ceux que toi tu réalises sont une tentative d'originalité dénuée d'inspiration véritable. Cette créativité là n'est pas brillance à tes yeux, et est une qualité dont tu te juges dépourvu. Tu aimes l'idée de créativité, mais seulement quand il s'agit de celle qui permet de trouver des solutions originales à des problèmes a priori insolubles.

Tu aimes inventer des façons de redresser ce qui est bancal, je suppose. Ce n'est pas du tout ce que tu fais au jour le jour, mais ce n'est pas non plus ce que qui que ce soit fait (à ce que nous pouvons voir). A moins que ce ne soit ce que fait la fée, sauf qu'elle essaye de redresser les gens au lieu d'essayer de redresser le monde qui les déforme. A moins que ce ne soit ce que fait Yuzu ; du moins en théorie car, en pratique, elle ne redresse pas grand chose d'autre que des toboggans de quelques degrés trop ou pas assez inclinés. Pourtant, tu ne peux pas t'empêcher de penser à elle, pendant que tu retournes la terre ou que tu alignes des perles. Sa mission de recommandatrice est ce qui se rapproche le plus de ce que tu aurais envie de faire. Tu aimerais que tes supérieurs hiérarchiques t'écoutent comme ils l'écoutent elle, quand tu proposes des idées pour améliorer le fonctionnement de la clairière.

Je suppose que tu pourrais essayer, en théorie. Au pire, tu te retrouveras à redresser des toboggans, tâche dans laquelle tu dois probablement pouvoir trouver le même plaisir que dans l'entretien du jardin ou l'alignement des perles. Au mieux, tu arriveras à faire mieux que Yuzu et à ne pas te voir pousser des oreilles de lutin. Mais ces oreilles de lutin te font si peur : tu n'as pas envie que ton emploi soit une plaisanterie, même si d'une certaine manière dans la clairière celui que tu as actuellement l'est aussi. Qu'aurais-tu à perdre ? Certes, si tu quitte la clairière, tu ne pourras probablement jamais plus y retourner. Mais serait-ce si désastreux, que de ne jamais pouvoir retourner dans cette clairière ? Prendre le risque de te voir pousser des oreilles de lutin, mais en échange échapper à ce serpent qui pompe ta brillance. Même devoir te contenter d'introduire du positif sans avoir le droit de toucher au négatif et de redresser le véritablement bancal, ne serait-ce pas déjà mieux que de vérifier ce qui n'a pas besoin d'être vérifié et de participer à faire tourner un système bourré d'absurdités ?

Voilà le genre de réflexions qui agitent ton esprit pendant que tu bêches, t'empêchant de profiter de tes vacances en t'empêchant de penser à autre chose qu'au travail. Voilà le genre de réflexions avec lesquelles tu me bassines pendant que tu aides tes proches dans leur travail (parce que ne rien faire serait à tes yeux trahir la deuxième loi de Shoncor). Et, bien sûr, face à ce genre de questionnements, le bougre ne daigne pas se pointer pour nous faire part de son avis. Il préfère te laisser gaspiller les ressources qu'il te donne à te torturer les méninges en te demandant vers où te diriger. Je continue de penser que ce n'est probablement pas le meilleur usage que tu pouvais faire de tes vacances. Mais elles auront au moins eu le mérite de t'éloigner de la clairière, aussi bien littéralement que figurativement. C'est vrai que, quand tu es prisonnier de cet endroit et accaparé par les tâches de chaque jour, tu n'as plus de temps et d'espace mental pour te demander comment en sortir. Quand tu es loin d'elle, tu peux suffisamment penser pour réaliser que la véritable question n'est pas de savoir comment en sortir, mais de savoir où tu souhaites aller.

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