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Rares sont les affirmations de Colchique qui se sont avérées ne pas trouver leur équivalent dans la réalité de la falaise. Tu ne te rappelles plus précisément toutes les bêtises qu'il a énoncées à ton arrivée, mais tu gardes le net souvenir d'une nette contradiction entre des exigences impossibles et une solide (ou hypocrite) culture de l'épanouissement. Tu aurais pu te réjouir que tes nouveaux employeurs se soucient de ton bien-être, mais tu l'as surtout vécu comme une menace. Tu sais bien que tu n'es pas doué pour l'épanouissement ; en principe ce n'est que ton problème à toi, mais, ici, ça semble pouvoir devenir aussi très vite le leur (et donc un possible motif de licenciement). Leur souci de l'épanouissement ne me semble pas être un cadeau pour leurs employés, mais plutôt une exigence supplémentaire qu'ils leur imposent.

C'est l'impression que tu avais eue lors de ton premier jour, et elle a été bien confirmée depuis. Derrière la sympathie apparente du tutoiement et d'une absence de procédures officielles, tu découvres la fourberie d'une culture aliénante emplie de choses non-obligatoires que non seulement tu dois faire mais que tu dois aussi deviner qu'il faut faire. Cette falaise est remplie d'équivalents des concours de sculptures comestibles ! Il n'y a rien qu'on te demande de faire, mais on te propose de faire plein de choses (parfois même sans rapport avec le travail), en te disant que tu as le choix mais en te tenant ensuite rigueur d'un éventuel refus. Tu es libre sans l'être ; ce qui est à tes yeux être encore moins libre que quand tu étais prisonnier de règles et de procédures. Au moins, les règles étaient claires et tu savais à quoi t'attendre. Au moins, des règles, tu pouvais te plaindre. Mais comment te plaindre de choses qui ne sont pas officiellement imposées ?

Tu viens d'entrer dans le monde des normes. En plus, les normes ne se contentent pas de remplacer les règles et les procédures ; elles remplacent aussi les savoirs. Depuis ton arrivée, tu as travaillé sur plusieurs projets : un concernant l'espacement entre les bureaux dans une zone de travail, un concernant le type de musique à diffuser dans une autre, ou encore un au sujet de l'horaire de réunion le plus adapté dans une troisième. Au début, tu étais plutôt content. Ce n'étaient pas les sujets les plus passionnantes ou les plus révolutionnaires (probablement pas même les premières choses à changer dans ces zones de travail) mais tu comptais bien faire de ton mieux pour améliorer ces trois situations de travail. Tu as organisé des entretiens pour analyser au plus près les contextes de ces trois zones de travail, et effectué des recherches pour te renseigner sur les bureaux, la musique et les horaires de réunions.

Le pire, c'est que tu as trouvé des choses ! Il y a des études sérieuses réalisées sur certains de ces sujets, et qui expliquent par exemple l'effet de différents types de musique et comment celui-ci peut varier selon les contextes. Sauf que ces recherches sont incomplètes, et que pour les adapter au contexte de la zone de travail que tu as analysée, il te manque encore un paquet d'informations. La science, en l'état actuel, ne connaît pas la totalité des facteurs à prendre en compte, mais ça ne devrait pas empêcher de faire des recommandations (quitte à les nuancer) ! Sauf que tes nouveaux collègues ne semblent pas raisonner ainsi, et que la plupart du temps ils ne te laissent même pas le temps de faire toutes les recherches nécessaires ou le moyen de prendre en compte leurs résultats. Quelque soit l'idée que tu proposes et les arguments avec lesquels tu la défendes, ils choisiront de faire ce qu'ils ont toujours eu l'habitude de faire. Et ils attendent juste de toi que tu incorpores ces façons de faire.

Dans le monde de normes où ils vivent, les opinions et les savoir sont traités au même titre. Dans le monde de normes où ils travaillent, les habitudes et les façons de faire prennent le dessus sur les connaissances. Dans ce monde de normes où tu travailles désormais toi aussi, il n'y a que des « On dit que… ». Et ça ne signifie même pas qu'il n'y a que des on-dit, car souvent derrière ces « On dit que… » se positionnent des vérités. Sauf que les uns et les autres sont indistinguables. Ils diront « On dit que… » et d'une connaissance scientifiquement prouvée et d'un proverbe à la con. La vérité et l'opinion n'ont plus de frontières ; le sérieux et la plaisanterie non plus. Rien ne semble plus avoir de valeur ou d'importance.

Avec le recul que tu as désormais, tu réalises que tu as rejoins un monde de vide et de paraître. Peu leur importe que leurs recommandations soient fondées ou non, tant qu'elles semblent l'être. Et peu leur importe que leurs recommandations soient acceptées ou non, car la priorité est de s'adapter. Ça te semble tellement antinomique ! Cette prairie qui avait demandé une étude sur la musique avait un dirigeant résolument réfractaire à la musique classique : peu ont compté vos recommandations, face au fait que ses oreilles à lui auraient été dérangées. Qu'à cela ne tienne ; vous vous êtes adaptés en ressortant soudainement tous les on-dit favorables au jazz que leur boss avait en grande estime. Dans l'autre zone de travail, l'espacement préconisé entre les bureaux a finalement dû être réduit, car les bureaux commandés d'avance étaient trop volumineux pour pouvoir tous tenir en se conformant à vos recommandations. Et, pour la troisième zone de travail, votre étude sur l'horaire des réunions a dû être réajustée au dernier moment quand la direction a été prise d'une soudaine lubie de doubler la durée de celles-ci (lubie d'ailleurs contraire à vos recommandations annexes sur la durée). Tu comprends maintenant que recommander, ce n'est pas nécessairement être écouté. Tu comprends maintenant que recommander, c'est surtout s'adapter au caprices des uns et des autres (en tentant tant bien que mal de préserver des petits bouts des recommandations qui viennent de soi).

Et, quand tu as essayé d'en toucher quelques mots à Colchique, tu as compris que son « Vous pouvez tout me dire, être honnêtes et entiers » s'accompagnait d'un sous-entendu « Mais nous attendons de vous que vous ne le fassiez pas ». Il s'est contenté de te répondre qu'il ne fallait pas prendre tout ça tellement à cœur et que tu étais trop sensible. Trop sensible ! Et c'est censé être un contre-argument ? Peut-être que tu es trop sensible Persil, mais ça ne veut pas dire que tu as tort. Être sensible, ce n'est pas s'imaginer des choses qui n'existent pas. Être sensible, c'est sentir mieux que les autres ce qui est. Colchique n'a pas répondu au fait qu'existent des attentes implicites, une prédominance des opinions, un contentement dans l'à-peu-près et une obligation d'obéir aux caprices des clients. Il n'y a pas répondu car, dans sa façon de penser, il n'y a rien à redire au fait que ces éléments existent. Dans sa façon de penser, il y a en revanche beaucoup à redire au fait que tu sois mal à l'aise face à tout ça.

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