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Votre conversation, à toi et Shoncor, est bien vite sortie de ton esprit. Tu n’es plus dans une situation où le temps de travail te semble trop long. Au contraire, quand tu penses à Shoncor c’est de nouveau sous la forme d’un coach sadique te mettant la pression ! Quand tu rentres chez toi le soir, c'est avec du travail sous les bras et, bien trop souvent, en étant obligé de sauter le dîner en famille. Tu grignotes quelque chose rapidement de la main gauche, tout en écrivant de la droite. Puis tu finis par aller te coucher, quand tu sens tes paupières tomber.

Combien de temps est-ce que ça va durer ? Pas longtemps, j'espère. Combien de temps est-ce que ça va pouvoir durer (avant que tu ne craques) ? Encore moins longtemps, probablement. Tout m'exaspère dans cette situation. Je l'admets ; le fait que tu n'aies plus de temps pour me parler est ma principale préoccupation. Mais je suis tout aussi énervée par le fait que cette agitation incessante ne soit même pas en vue d'un but et d'un projet qui t'enthousiasment réellement. Sans parler de l'attitude absurde de ton père qui (alors qu'avant il te laissait aller dormir sans même te souhaiter une bonne nuit) prend maintenant chaque soir la peine de passer dans ta chambre pour te répéter à quel point tu le rends fier.

Comment peut-on être à ce point à côté de la plaque ? Ils le sont tous. Ton père, Colchique, ton nouveau manager, tes nouveaux collègues lutins, … Comment peut-on considérer que le travail est en soi une valeur telle qu'y consacrer l'intégralité des ressources que Shoncor nous donne serait louable ? Comment ne pas voir l'absurdité qu'il y a dans une vie passée à être utilisé comme un outil ? Comment ne pas voir le renoncement à votre humanité dans une vie passée sans pouvoir prendre le temps de réfléchir à cette vie ? Ils sont fiers ! Comme ton père est fier de toi, quand tu te couches épuisé après une journée qui ne t'as rien apporté, et prêt à en vivre une nouvelle le lendemain. Il est fier de ton sacrifice au nom du Travail, fier de ton dévouement, fier de ton obéissance, ou de je ne sais encore quelles autres choses dont il n'y a aucunement lieu d'être fier.

Je me souviens encore de lui te faisant (il y a bien longtemps) cette promesse que Shoncor n'a pas tenue. Cette promesse en laquelle tu as vraiment cru : « Si tu es un bon élève au temple de la découverte, tu pourras plus tard faire un travail que tu aimes. » Tu y as cru plus que tout. Peut-être que si tu n'y avais pas cru, tu aurais quand même ingurgité tous ces smoothies (car tu aimais réellement le goût des smoothies), mais il n'empêche que tu te sens trahi. Arnaqué par ton père et par Shoncor, pour cet investissement qui n'a visiblement pas porté ses fruits ; cette promesse on ne peut plus mensongère. Tu as été le meilleur élève qu'on puisse être, et plus que ça, un élève qui aimait réellement apprendre. Mais tu ne sembles quand même pas avoir la possibilité de faire un travail que tu aimes.

Comment ça se fait ? Pourquoi n'y as-tu pas le droit ? Est-ce que mon cousin le taon avait raison, et qu'un travail que tu aimerais ne peut pas exister ? Ou est-ce que la situation est juste telle que tu es obligé de faire quelques années un travail que tu n'aimes pas avant qu'il n'évolue en un travail que tu pourras aimer ? C'est là que repose mon espoir ; dans cette idée que le travail est un crapaud avec le potentiel de se transformer en prince charmant. En tant que recommandateur, il faut faire tes preuves. C'est l'appât que Colchique t'a tendu pour te convaincre d'accepter la quête à laquelle tu dois maintenant t'atteler. Il t'a vendue l'idée de la nécessité de prouver ton mérite avant de pouvoir prétendre à des quêtes plus valorisantes.

Je n'y crois qu'à moitié. Des quêtes plus valorisantes, tu en as eu quelques unes à ton arrivée. Alors, soit c'était juste une ruse pour te faire miroiter des possibilités inatteignables, soit les quêtes ne sont pas attribuées en fonction du mérite démontré mais plutôt selon le hasard des opportunités. Je crois plus en cette deuxième théorie, mais il y a lieu alors d'espérer que ce hasard te sera un jour plus favorable. En tout cas, il pourrait difficilement l'être moins : tu n'as certes plus de serpent sur la tête, mais, avec ton nouveau chapeau de recommandateur en guise de couronne, te voilà de retour dans la clairière. Ironie du sort, ou (selon eux) choix justifié par ta connaissance du terrain. Si rejoindre ce lieu détesté ne suffisait pas à entretenir la noirceur de tes yeux, tu y vas en plus pour une quête on ne peut plus chronophage et on ne peut moins intéressante : ajuster les bureaux.

C'est donc ça, ta nouvelle vie ? Des journées enfermé sur la clairière à rencontrer chacun de ses prisonniers volontaires pour prendre leurs mesures, et à extraire des échantillons de sol pour en étudier la qualité. Puis des soirées passées à faire des calculs complexes pour préparer les mois que tu devras ensuite passer à raboter des bouts de carton sur chacun des bureaux. Tout ça pour devoir recommencer le boulot à chaque changement d'employé (sans parler des changements d'organisation qui imposent des déplacements de bureaux) : un calvaire bien parti pour être infini. Les seuls moments où tu peux souffler de cette quête, c'est quand le toboggan a besoin d'être redressé.

Certes, il n'y a rien d'insupportable ou de désagréable dans ce que tu fais ; on pourrait même dire que tes journées passent vite. Mais c'est un tel gâchis ! Un tel gâchis de ton temps, et surtout de ta brillance ! Tu pourrais faire tellement plus, apprendre tellement plus ! Et à la place tu es là, à devoir prétendre être investi d'une mission essentielle quand tu sais bien qu'elle a tout d'anecdotique. Une seule question se pose : quand ces oreilles de lutin vont-elles commencer à pousser ? Tu fais de ton mieux pour empêcher que ça n'arrive. Tu as envie que ta présence dans cette clairière soit plus que juste une plaisanterie. Parmi toutes les inepties balancées par Colchique, tu as repéré un « Ta quête sera ce que tu auras fait d'elle » qui te donne de l'espoir. Tu souhaites étendre ton périmètre ; proposer plus que ce qui t'es demandé.

Tu sais très bien que, de la tâche d'ajuster les bureaux, tu ne peux passer à quelque chose comme proposer la suppression de cinq niveaux dans les processus de validation (ni celle de certaines réunions) ou l'autorisation du travail depuis le domicile familial. Tu vas donc proposer ce qui t'a semblé le plus minime, le plus proche de ce que tu avais à faire, le plus raisonnable : remplacer par autre chose les plumes de corbeaux. On verra bien ce que ça donnera, mais je n'ai pas grand espoir.

C'est vrai que tes interlocuteurs ne sont pas les mêmes que lorsque tu travaillais là, et qu'ils n'ont probablement pas eu vent du pseudo-scandale qui a causé ton départ. Ils n'auront peut-être pas conscience de l'insolence de ta proposition, mais ça ne les empêchera pas de trouver une raison de la refuser. N'en déplaise aux pauvres corbeaux, voler leurs plumes reste probablement plus économique que n'importe quelle autre solution. Alors, tu t'attelles à réfuter d'avance cet argument prévisible. Tu calcules le temps passé à chasser les corbeaux ; tu prends en compte la nécessité de renouveler l'opération pour compenser l'usure des plumes, les problématiques de séchage et d'évaporation d'encre, et tout un tas d'autres facteurs. Bien évidemment, tu fais ça sur ton temps de week-end, car tes journées sont bien trop chargées pour pouvoir y caser le moindre projet personnel (et, celui-ci ayant beau être professionnel, il reste officiellement personnel tant que personne ne l'a validé). Je suis heureuse que tu aies encore suffisamment de lueur sur ton visage pour tenter d'améliorer ta situation, mais j'ai bien trop peur que ce soit vain. Tu auras beau avoir les meilleurs arguments du monde, ça n'effacera pas le risque de te heurter à un imbécile ayant une vengeance personnelle à mener contre les corbeaux.

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