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Xérès est, il faut l'admettre, venu se creuser une place dans mon récit du simple fait que je manquais cruellement de mots en X. Il faut quand même admettre aussi qu'il mérite cette place, mais, comme tu as pu le remarquer, mériter une place dans ce récit n'est pas forcément un compliment. Je croyais que mon cousin le taon était le symbole ultime de l'arrogance ; je n'avais pas encore rencontré Xérès. Nouvel employé de la clairière (ayant l'immense honneur de te remplacer à ton ancien poste), ce n'est pas un serpent qu'il devrait avoir sur la tête ; mais plutôt une couronne de roi de la fanfaronnade.

Et dire que, quand tu l'as rencontré, tu t'es laissé piégé. Tu l'as presque apprécié. Il faut dire que son visage irradiait de brillance. Pourtant, la brillance pourrait-elle être plus mal employée ? Mais ce n'était pas que pour sa brillance que tu l'avais apprécié. Xérès avait l'air compétent, efficace, motivé, investi, et toutes ces choses que tu reprochais à bon nombre de tes anciens collègues de ne pas assez être. Il travaillait assidûment, et tu étais rassuré de voir tes anciennes tâches (tout aussi inutiles qu'elles soient) entre de bonnes mains. Mais, à mon avis, si tu as autant apprécié Xérès, c'est surtout car il s'est intéressé à toi et à tes idées.

Tu l'avais rencontré comme tu rencontrais tous les autre : pour prendre ses mesures et étudier la consistance du sol sous son bureau (qui était anciennement le tien). Xérès t'avait interrogé sur tes objectifs et sur tes méthodes de travail, semblant boire tes paroles comme les meilleurs smoothies du monde. Enhardi par son écoute, tu lui avais raconté qu'avant de devenir recommandateur tu occupais son poste, puis tu lui avais parlé de ton nouveau projet de remplacement des plumes de corbeau. Encore une fois, il avait semblé extrêmement intéressé ; et toi tu avais été extrêmement flatté.

Sauf que, quelques semaines plus tard, quand tu es revenu sur place pour raboter son bureau et fournir son nouveau stylo, tu t'es retrouvé face à une surprise. Xérès, avec un immense sourire, t'a montré le stylo qu'il s'était fabriqué lui-même. Non seulement il ne t'avait pas attendu, mais en plus il avait appris à écrire avec, dans une calligraphie irréprochable. Comme si ça ne suffisait pas, il consacrait les dix premières minutes de chaque journée à coacher ceux qui avaient déjà leur nouveau stylo pour leur apprendre comment l'utiliser aussi parfaitement que lui. Monsieur était un expert.

Raconté comme ça, Xérès pourrait aussi bien être un être altruiste et enthousiaste qu'un insupportable fanfaron. Pourquoi alors trancher pour la deuxième interprétation ? En fait, tu lui as accordé le bénéfice du doute. Sauf que raboter un bureau, c'est assez long. Et pendant ces journées que tu as passées près de lui, l'hypothèse du fanfaron a été cent fois confirmée. Xérès passait peut-être pas mal de temps à travailler, mais il en passait aussi énormément à se vanter des choses qu'il avait faites. Et ça faisait peut-être illusion devant les autres ; mais certainement pas devant toi, qui avait autrefois été sous sa couronne (ce satané serpent qui hante parfois encore mes cauchemars !). Xérès se vantait d'avoir réussi à traiter des cas qu'il présentait comme extrêmement complexes alors qu'ils étaient en fait on ne peut plus simples. Il ne laissait jamais passer une occasion de proposer aux autres des services, mais ne laissait jamais non plus passer une occasion de mentionner les services qu'il avait rendus. Quant à sa calligraphie irréprochable, il avait beau en avoir le mérite, rien ne l'obligeait à en exposer les résultats à chaque personne qui passait par là.

Mais, ce qui t'exaspérait peut-être le plus, c'était de l'entendre parler aux autres des choses que tu lui avais expliquées. Il parlait en expert du processus d'ajustement des bureaux ou de celui de fabrication des stylos, alors qu'il ne connaissait que des bribes de l'information. D'ailleurs, au bout de quelques jours, le stylo qu'il s'était fabriqué lui-même s'est effrité. Tu lui as gentiment expliqué que l'étape de solidification du stylo en carton est particulière et nécessite un mélange et un dosage précis ; il a nié que ce puisse être la cause de l'effritement. Monsieur savait mieux que toi comment fabriquer un stylo en carton, apparemment (alors que tu avais passé des semaines à travailler dessus). Il a quand même accepté le nouveau stylo que tu lui as donné (mais bien évidemment, il s'est abstenu de mentionner l'incident à qui que ce soit).

Heureusement, tous ne sont pas dupes. Personne ne lui dit rien, mais beaucoup voient clair dans son jeu. Quiconque, par exemple, est particulièrement vexée des cours de calligraphie qui lui sont si généreusement donnés. Apparemment, il s'agit plus de réprimandes que de cours. Xérès présente les choses comme si elles étaient évidentes, et lance des regards impatients et méprisants quand la pauvre Quiconque tente cinq ou six fois d'imiter le positionnement exact de sa main sans y parvenir. Quant aux autres, ils sont assez peu nombreux à apprécier que Xérès, après leur avoir proposé d'apporter leurs dossiers terminés aux archives, s'empresse de mentionner aux N successifs qu'il a réalisé cette tâche pour l'ensemble du groupe. N qui eux, bien évidemment, apprécient particulièrement Xérès et sont encore loin de voir clair dans son jeu (comme si, depuis le haut de la clairière, la vue était moins bonne).

Ce qui m'énerve, c'est la certitude que des gens comme Xérès correspondent probablement parfaitement aux attentes d'un Colchique. Sérieusement, si votre directeur des ressources humaines était un pâtissier en charge de créer des employés idéaux, c'est probablement sur la silhouette d'un Xérès qu'il forgerait son moule à gâteaux. Sauf que toi, non seulement tu n'as pas envie d'être adapté à quelque moule à gâteaux que ce soit, mais c'est encore moins le cas si le moule en question ressemble à Xérès. C'est pourtant ce que la falaise attend de toi ; et chaque jour tu en as de plus en plus douloureusement conscience.

Pour l'instant, tu as un peu de répit : le succès de ton stylo auprès du Ministère a été un excellent point sur ton dossier. Qu'importe que tu regrettes cette idée et qu'importent les effets sur les employés ! L'image des recommandateurs est grandie auprès de ceux qui ont le potentiel de faire appel à eux, et c'est tout ce qui compte. L'image est tout ce qui compte ; voilà bien le crédo d'un Xérès. Mais ce n'est pas le cas à tes yeux. Ces yeux que Xérès a fait s'ouvrir sur un phénomène inquiétant : on est rarement à même de juger adéquatement les choses que l'on n'a pas été emmené à faire soi-même. Soudain, le monde est une immense mascarade. Peu importe ce que tu fais, tant que tu peux faire croire que c'est bénéfique ou que ça demande des efforts. Qu'importe que ce ne soit en réalité aucunement bénéfique et n'ait pas demandé le moindre effort, tant que tu arrives à faire croire qu'il en est autrement. Rien de compliqué : il suffit de crier sur tous les toits ce que tu souhaites voir entendu. Qu'importe que ce ne soit pas la vérité ; la vérité n'a aucune valeur sur cette falaise d'illusions.

Tu te souviens de Xérès se vantant de ses journées soi-disant extrêmement productives et gratifiantes, comme s'il pouvait y avoir une chose moins probable que celle là. Si c'est vrai, au moins, ça veut dire qu'il n'est pas près de démissionner pour te suivre sur la falaise au moule de laquelle il s'ajusterait si bien. Mais il ne faut pas oublier qu'entre ce qu'il dit et ce qu'il pense il doit toujours y avoir un gouffre immense. Tu refuses de créer en toi-même ce gouffre à l'image de la falaise. Tu refuses de faire semblant d'être épanoui alors que ce n'est clairement pas le cas. Caché sous ce haut-de-forme qui vous uniformise mais ne faisant pas semblant de quoi que ce soit, tu te contentes de travailler, toujours aussi assidûment (et en n'ayant pas d'autre choix que d'exploiter la moindre minute de Shoncor dont tu peux disposer). Tu rabotes, tu calcules, tu mélanges des ingrédients, tu distribues des stylos, et tu patientes sagement en espérant que le jour où ils te confieront une quête productive et gratifiante précèdera celui où ils découvriront leur erreur.

Quand se rendront-ils compte que tu ne corresponds en rien aux proportions de ce moule à gâteaux ; et surtout que tu n'as aucune envie de faire en sorte que ça devienne le cas ? Est-il possible qu'ils ne le réalisent jamais ? Est-il possible que Colchique ne se doute de rien ? S'il est vrai que seules comptent les apparences extérieures, tu as peut-être tes chances. S'ils observent de près ton regard ou tes mimiques, il est certain que l'illusion ne fera pas long feu. Mais, s'ils se contentent de t'observer de loin et ne se soucient que des apparences les plus élémentaires, ton manque de conformité pourrait rester totalement invisible. Extérieurement, tu ressembles de plus en plus aux autres recommandateurs : surtout quand on regarde les oreilles. Tu es en train de devenir un lutin ; qu'importe que tu ne te sentes pas le moins du monde lutin à l'intérieure de toi, les apparences s'expriment pour toi (et sont probablement plus écoutées que toi).

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