AK

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KO ; il n'y a pas d'autre mot pour désigner comment tu te sens à la fin de chaque journée passée dans la clairière. En fait, si, il y en a probablement tout un florilège : vidé, épuisé, éreinté, à bout de forces (et de nerfs aussi), lessivé, exténué, harassé, ou juste claqué. Quel que soit le terme employé, tout le monde comprendra que tu n'es pas en état de faire se succéder à ça une autre activité exigeant des ressources (comme, au hasard, chercher une nouvelle couronne). Je ne parle pas seulement des ressources de Shoncor (il est à présent admis que tu es avare de celles-ci et que c'est toujours et de toute manière un souci pour toi d'en consacrer à quoi que ce soit), et je ne parle pas non plus de ressources en efforts ou brillance (avoir enfin l'occasion d'utiliser ce type de ressources serait pour toi un plaisir), mais je parle surtout de ressources émotionnelles. Ce qui te met chaque jour KO, c'est de devoir faire face à ta situation : avoir conscience que tu es dans cette clairière et que tu n'es pas libre d'en partir, ressentir la pression de devoir faire ce qui est attendu de toi et le manque d'occasions de te développer réellement et, en somme, savoir que tu portes ce serpent-couronne sur la tête.

D'ailleurs, je vais m'arrêter un instant sur le cas de notre ami le serpent. Je ne t'entends quasiment plus te plaindre de sa propension à aspirer ta brillance ; pourquoi donc ? Aurait-il arrêté ses dégâts, ou y serais-tu devenu insensible ? Je pourrais m'inquiéter qu'il ait déjà sifflé toute ta brillance (et que tu ne te plaignes plus de la perdre car il n'y aurait déjà plus rien à perdre) mais heureusement, je peux toujours voir la brillance sur ton visage et dans tes propos, ce qui exclut cette hypothèse. Je continue quand même de craindre que cette disparition totale de ta brillance n'arrive un jour (et que je disparaisse de ta vie avec elle) ; c'est d'ailleurs l'une des raisons pour lesquelles je te soutiendrais totalement dans la quête d'une nouvelle couronne. En vérité, je suis parfaitement consciente que, si tu as cessé de te plaindre de la diminution progressive de ta brillance, c'est car cela est devenue normalité à tes yeux. Tu t'es simplement et tragiquement habitué à ce que l'exercice de ta brillance ne soit plus une habitude mais une exception. Le scintillement de la brillance n'est plus ta joie de chaque jour comme il l'était avant ; tu le vois à présent comme un cadeau offert à toi-même quand tu peux te le permettre (ou comme un événement rare et précieux de l'ordre d'une virée au parc d'attractions).

Le cas de la brillance est la principale raison pour laquelle tu t'étais motivé à à changer de couronne. Bien sûr, nous ne sommes pas assurés qu'un autre type de couronne n'ait pas le même effet et, avec le haut-de-forme sur lequel tu avais (faute de mieux) jeté ton dévolu, nous aurions eu à craindre le développement des oreilles de lutin, ce qui n'aurait peut-être pas été un problème si éloigné de la disparition de la brillance (personnellement, j'ai beaucoup de mal à imaginer un lutin scintillant de brillance ; mais je me trompe peut-être). Quoi qu'il en soit, la brillance n'était de toute façon pas ta seule raison de te mettre (enfin) à la recherche d'une nouvelle couronne. Il y avait aussi la question de la routine et du désespoir. Tu sais pertinemment qu'en restant dans la clairière les choses ne changeront jamais ; la seule perspective y est le tunnel infini de la montée dans une hiérarchie sans fin où l'autonomie et le contrôle réel sur ce qui t'entoure n'existent de toute façon en aucun point. Alors qu'en devenant un recommandateur, changeant de contexte d'objectif d'une intervention à l'autre, tu aurais pour le moins de la variété. Ça aurait très probablement été différentes variétés d'insatisfaction, mais au moins il y aurait toujours de la lueur : l'espoir que ta prochaine intervention puisse être plus intéressante que celle en cours. Si tu devenais recommandateur, tu ne te sentirais pas piégé par Inertie et tu n'aurais pas non plus à te pousser pour pouvoir espérer un mieux : tu aurais juste à attendre avec de la lueur pour compagnie.

Cette perspective est en elle-même une lueur. Le problème, c'est que pour l'instant tu es toujours piégé dans cette clairière, et que pour en sortir et espérer un haut-de-forme de recommandateur (ou quoi que ce soit d'autre), tu ne peux pas te contenter d'attendre : il faut te pousser. Mais tu es visiblement incapable de te pousser toi-même : tu as abandonné ta quête d'une nouvelle couronne au bout de deux petites semaines, sous prétexte de KO et des contraintes posées par Shoncor. Je voudrais pouvoir te pousser ; mais je ne suis qu'une mouche et la différence de proportions entre ton poids et le mien rendront compréhensible à tous que j'en sois incapable. On pourra m'opposer qu'il y a toujours le poids des mots, et c'est ce qui me fait culpabiliser : les miens n'en ont visiblement pas suffisamment, car je ne suis pas parvenue à t'empêcher de jeter l'éponge. J'œuvre pourtant sans cesse pour te rappeler la nécessité de l'action (seul moyen que les choses changent) et pour te rappeler toutes les bonnes raisons que tu as de souhaiter un changement. Car, parmi toutes les bonnes raisons que tu aurais de te pousser, parmi les déclencheurs de cette quête abandonnée, il y a encore bien d'autres points.

Il y a le cas de Chardon ; même si sa tour n'est pas encore construite (et pas forcément près de l'être), sa décision t'a remué. Son abandon t'a remué. Tu ressens fortement que sa fuite n'est pas le bon choix, mais ce ressenti te semble illégitime quand tu es conscient de ne pas faire mieux. Tu sais que rester dans la clairière constitue tout autant un abandon qu'une fuite dans la tour de Raiponce. Tu as toujours cette volonté de te placer dans le camp de ceux qui, faute de changer les choses, essayent au moins de le faire. Tu veux essayer de modifier ce monde de carton : pierre par pierre (si on peut parler de pierres pour du carton) jusqu'à ce qu'il n'en reste plus rien ; de la même manière que les cellules de ton corps se renouvellent progressivement jusqu'à ce que tu sois totalement autre (du moins d'un point de vue biologique). Tu sais que ce n'est pas de cette manière que l'on peut créer des systèmes cohérents, à moins que le point de départ n'en soit un lui-même (ce qui est peut-être le cas pour ton corps, mais certainement pas pour le monde), mais tu sais aussi que tu n'as pas d'autre option à ta disposition et que c'est toujours mieux que la fuite ou toute autre forme d'abandon.

La décision de Chardon est probablement l'un des déclencheurs de ton sursaut de motivation pour t'investir dans la quête d'une nouvelle couronne. Les vacances (ou plus précisément mon récit de tes vacances) ont peut-être constitué un autre déclencheur. C'est vrai que l'année précédente, je n'avais pas pris la peine d'écrire au sujet de tes vacances : elles n'étaient à mes yeux qu'une pause hors de propos pour l'histoire. Cette année, j'ai compris que les vacances sont un élément comme les autres de ton histoire, participant au même titre que tout le reste à la formation de ta réflexion et à ta progression dans ton parcours d'existence (quelque soit la nature de ce parcours et l'endroit où il te mène, s'il te mène jamais quelque part). Ce n'est pas ça qui t'a choqué, en tant que tel : mon point de vue est totalement logique et acceptable. Ce qui t'a choqué, ce n'est pas ce que tes vacances représentent pour moi, mais ce qu'elles représentent pour toi. En me lisant, tu as pris conscience que, si c'était toi qui avait eu la machine à écrire sous les doigts, tu aurais noirci des pages entières au sujet de tes vacances, et sur chacune de tes journées de travail tu serais resté coi. Comme si toutes tes journées ne t'apportaient rien (ce que mon récit tente tant bien que mal de nier) et que seules les escapades en dehors du quotidien étaient à même d'avoir de la valeur. L'an dernier, tu ne voyais pas encore les vacances comme la finalité et la récompense de l'année ; tu pensais que tu vivais toute l'année, et que c'était ça ton histoire véritable. Subir toute une année pour avoir droit à quelques semaines dont profiter, ça te semble tellement absurde et un tel dévoiement des principes dictés par Shoncor, que le fait de réaliser que tu te situes à présent dans cette conception t'es insupportable.

Voilà donc un rappel et une synthèse des excellentes raisons qui rendent indispensable la quête d'une nouvelle couronne. Mais, si tu as besoin d'arguments supplémentaires, tu peux aussi relire toutes les pages que j'ai écrites, en partant de A. Je crois profondément que toutes ces raisons font que la situation ne peut pas perdurer éternellement (ce qui est, rappelons-le, cause de mon obstination à avoir intitulé cet ouvrage "Titre provisoire"). Oui, t'embarquer dans cette quête d'une nouvelle couronne utilise les ressources de Shoncor dont tu ne disposes pas en quantité illimitée. Oui, te confronter à cette quête, c'est te remémorer à chaque instant tes craintes et tes incertitudes, te mettre face à la réalité d'une insatisfaction inévitable et donc te drainer émotionnellement. Mais si mes mots et mes arguments n'ont pas assez de poids pour faire le poids, je ne vois pas ce que je peux faire de plus.

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