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Admettons qu'il s'agit juste d'une coïncidence. Après tout, toutes les autres options sont inenvisageables. Je t'ai parlé de moule à gâteaux comme ça, en sortant mes propos de nulle part sinon de mon imaginations mouchilliante (oui, c'est l'équivalent de fourmillante pour mon espèce). Grâce à la mémoire de papier produite par ma machine à écrire, je suis capable me citer sans me tromper. Ce que j'ai dit, très exactement, c'était : « Si votre directeur des ressources humaines était un pâtissier en charge de créer des employés idéaux, c'est probablement sur la silhouette d'un Xérès qu'il forgerait son moule à gâteaux. » Je peux t'assurer que j'ai sorti ça de moi-même, sans que personne ne m'ait soufflé l'idée : ni toi ni quiconque (et pas Quiconque non plus, évidemment).

Comment expliquer alors que tu sois à présent invité à cette formation ayant pour but de vous transformer en vous donnant la forme souhaitée par la falaise ? Soit dit en passant, bien qu'ayant plus d'expertise en entomologie qu'en étymologie, j'ai l'intuition que la similitude de ces trois mots n'est pas fortuite. Mais revenons en à expliquer cette coïncidence entre mon idée de moule et leur idée de te mouler. Tu m'as affirmé ne pas avoir mentionné ma remarque à qui que ce soit, et je te crois. Il est également impossible que Colchique lise mon manuscrit ; sauf si on veut penser qu'il s'introduit en douce chez toi pendant son temps libre, simplement pour voir ce que j'écris sur lui (tu penseras ce que tu voudras, mais ça me semble singulièrement improbable, d'autant plus qu'il ignore que manuscrit il-y-a). Quelle hypothèse nous reste-t-il ? Qu'il soit doté de la capacité de lire dans les pensées ? Ou que je sois une sale traîtresse qui lui ait soufflé des choses à l'oreille dans le but de rendre ta vie impossible ? J'ignore laquelle de ces hypothèses est la plus improbable. Ne reste que la coïncidence, même j'ai froid dans le dos face à l'idée que les pensées de Colchique et moi-même puissions voler naturellement dans la même direction.

Quelle qu'en soit la raison, c'est aujourd'hui avec une toque sur la tête (remarque, ça garde l'esprit du haut-de-forme) que Colchique s'est présenté à vous. Et, bien plus effrayants que la toque, il y avait ces moules qu'il vous a désignés. Des moules à taille humaine, étrangement semblable à des cercueils ; bien que cela ne soit pas si étrange quand on prend en compte que ces moules ont pour objectif de vous tuer (ou du mois de tuer la version de vous qui existe aujourd'hui). Colchique vous a demandé de prendre place à l'intérieur d'un moule, et tu n'as pas trouvé de moyen d'échapper à ça. Il vous a expliqué que c'était pour votre bien et que le fait de devenir plus adaptés aux attentes de la clairière allait vous aider. A ce moment là, je l'ai imaginé embrochant des mouches et les faisant doucement griller pour les rendre tendres et inoffensives.

Je devais te sauver ! Il n'avait pas tort ; prendre la forme du moule à gâteaux t'aurait aidé à mieux supporter la réalité de la clairière. Ça aurait fait de toi un meilleur recommandateur, un meilleur lutin, et au passage un être humain moins malheureux. Un être moins malheureux mais un être moins humain aussi, assurément. Comment Colchique peut-il oublier que vous n'êtes pas seulement des recommandateurs ou des lutins, mais aussi des êtres humains ? A-t-il oublié qu'il l'est lui-même (ou au moins qu'il l'était au départ) ? Est-ce à force de cuire dans ces moules qu'il l'a oublié ? Sont-ce des moules à gâteaux, ou plutôt des moules à gâteux ? Je ne pouvais pas laisser ça t'arriver ! Tu aurais été cuit !

J'ai fait ce que je pouvais pour tenter de te sauver (et je crois que j'ai réussi, du moins pour cette fois). Je suis entrée dans le moule à gâteaux et je me suis agitée tout autour de toi. J'ai volé dans tous les sens, tentant de repousser les bords du moule pour les éloigner de toi et éviter que tu ne te moules sur eux. Tu étais en train de perdre ta consistance, de te déliter, de perdre forme et de dangereusement t'aplatir ! Je devais faire tout ce qui était en mon pouvoir pour que la pâte malléable que tu devenais ne prenne pas la forme de ce moule. J'ai fait de mon mieux pour remplir le vide, volant dans tous les sens. Pour combler le vide (et le moule à gâteaux, il aurait fallu apporter du fond dans la forme ; mais j'ignorais où trouver du fond. Je n'avais que moi-même pour remplir l'espace ; ou plutôt, tu n'avais que moi pour remplir l'espace. Heureusement, ça semble avoir suffit pour cette fois. Mais qui sait ce qu'ils se passera la prochaine fois qu'ils tenteront de te former ? Serais-je assez ? Serais-je assez en forme ?

Si encore il n'y avait que ces formations officielles, je pourrais peut-être m'en sortir. Mais c'est tous les jours qu'ils tentent de te former et de te transformer, tous les jours que tu perds ta consistance et te délites. C'est tous les jours que ce qui t'entoure constitue un moule dangereux qu'il faut tenter de remplir avec du fond pour empêcher que tu ne prennes sa forme et qu'il ne te déforme. Voilà ce que mon cauchemar signifiait ; voilà le cauchemar dans lequel nous sommes plongés. Je suis là, pauvre petite mouche avec sur mes épaules cette immense responsabilité de te préserver de cette décadence. Je suis le seul adjuvant sur lequel tu peux compter, et aussi la première victime potentielle si j'échoue à te protéger.

Que deviendrais-je moi, si toi tu deviens un gâteau gâteux ? Que deviendrais-je si tu deviens ce produit du moule, vendu sur le marché ? Je ne peux que m'agiter dans tous les sens, affolée par la peur et par la grandeur de l'enjeu. Heureusement, cette agitation te préserve plus qu'elle ne t'enfonce. Mais que fait-elle de moi ? J'étais tellement plus intéressante à l'époque où toi et moi parlions d'autre chose (et de toutes les choses). Je ne suis plus que défensive, et toi tu n'es plus que sur la défensive. S'agitant dans tous les sens, on ne fait que se cogner aux bords du moule et aux murs du monde. Se sentir prisonnier, avoir l'impression de ne pas pouvoir s'enfuir et sortir des limites, c'est déjà assez difficile ; mais savoir que ces limites risquent de nous déformer l'est bien plus encore.

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