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Effrayante nouvelle : l'Absurdité a débordé. Il n'y a pas lieu de s'étonner qu'une rivière dans laquelle on jette des pierres à longueur de temps finisse par déborder, mais il y a quand même lieu de s'en effrayer (particulièrement dans un monde en carton où rien n'est prévu pour résister à l'eau). Colchique a rappelé toute sa clique de lutins à se réfugier en haut de la falaise, d'où vous pouvez admirer les dégâts sans vraiment en être affectés. Dans la clairière, en revanche, l'ambiance est nettement moins sereine. Mais, d'une certaine manière, c'est tant mieux pour vous : ils vont avoir triplement besoin de recommandations. Et partout dans le monde et dans la vie de tous, c'est tout autant catastrophique. Mais, de la même manière, votre joyeuse bande de lutins va probablement trouver moyen d'en tirer bénéfice.

Quand j'observe des situations comme celle-là, je comprends tout à fait que certains insectes (et certains humains) se posent des questions, et que quelques d'entre eux se mettent à croire que tout cela est volontaire. Un coup-monté des lutins ? Ca peut sembler absurde, mais il faut rappeler qu'on a affaire à une population qui compte sur la graisse absolue pour lui apporter du bonheur ! Il faut aussi se souvenir que ces gens préfèrent penser que Shoncor est sadique plutôt que faire face à la complexité d'une vision plus nuancée (qui serait faite des chaînes de causalité imbriquées menant à l'état du monde aujourd'hui). Une conclusion s'impose : la simplification a beaucoup de fans. Et cette théorie comme quoi la simplification a des fans, a elle-même un immense fan : mon cousin (mais si, souviens-toi, le taon qui fait le paon).

D'après cet insecte qui s'est nouvellement autoproclamé expert du sujet, il serait injuste de jeter la pierre à celui qui a jeté la dernière pierre. Il est certain que nombre de tes collègues ont jeté des roches (et même des pavés !) dans l'Absurdité, mais ce ne sont pas les seuls à avoir jeté des choses dans cette rivière. Que dire du ministère du Carton qui y déverse régulièrement des cartons détrempés ou usagés pour faire place à de nouvelles constructions ? Que dire de ceux qui y jettent les fruits de leurs arbres parce qu'ils préfèrent manger du carton et n'ont aucune mouche à nourrir ? Et que penser de l'immense dragon qui est mort en plein ciel et s'est lamentablement écroulé dans l'eau ? Si c'est la simplification que l'on cherche, n'est-il pas plus simple de jeter la pierre sur un seul dragon que sur un millier de petites pierres ? Sans ce seul dragon, vous auriez peut-être encore eu deux ou trois ans de répit avant l'inondation. Est-ce de sa faute pour autant ? Pas forcément. Il serait plus juste de dire que tous sont responsables, ou que personne n'est responsable. Pourquoi le facteur temporel devrait-il entrer en ligne de compte dans une affaire d'attribution de responsabilité ?

Toujours d'après mon cousin, il faudrait quand-même prendre en compte, pour identifier un fautif, la capacité à prédire les conséquences. Les lutins sont quand même plus responsables que ce dragon innocent. Eux ont jeté volontairement des pierres qu'ils étaient capables d'identifier comme susceptibles de produire cet effet. Le dragon ne savait pas ce que sa chute provoquerait, et surtout n'avait aucune intention de mourir et de tomber là. Quant au héros qui lui a jeté la flèche fatale, peut-on lui tenir rigueur de ne pas avoir pensé aux inondations le jour où il a tenté de sauver votre monde en carton des dégâts des flammes ? Doit-on alors blâmer le virus qui, attaquant ce pauvre dragon, avait provoqué les quintes de toux enflammées ? Assurément, lui ne pouvait pas deviner que le dragon finirait tué en pleine Absurdité et que sa corpulence finirait par provoquer une inondation. Dans tous les cas, même si cette histoire de dragon est une impasse, il est biaisé d'oublier totalement l'incident et de ne prendre en compte que les pierres jetées dernièrement.

D'après moi, le dragon est effectivement une impasse qui ne fait pas avancer le raisonnement d'un iota. Si je le mentionne malgré tout, c'est essentiellement pour faire plaisir à mon cher cousin taon (parce qu'il y a quand-même une chose à quoi peut servir le dragon, ; c'est à flatter son égo en le laissant s'ébrouer dans les arcanes d'un raisonnement sans aboutissement). Après qu'il ait passé vingt minutes à m'expliquer qu'on ne doit pas juger un raisonnement à son issue car celle-ci ne peut pas être sue avant le raisonnement lui-même, plus dix autres à me prouver par A+B que la rigueur méthodologique est plus importante que les conclusions, j'ai fini par lui promettre de ne pas occulter de mon récit le passage du dragon. Mais, le plus intéressant à mon sens, c'est la différence entre les pierres et les fruits.

Le carton jeté par le Ministère est très intéressant aussi, avec en plus une consonance ironique et de quoi faire des titres accrocheurs : « Le carton cause de la destruction du carton : suicide ou punition karmique ? » Sauf que les gens ne sont pas prêts à se retourner contre le carton, n'ayant que lui vers qui se tourner. Les fruits donc : pourquoi pas plus responsables que les pierres ? Notre perspicace taon à là-dessus deux hypothèses. La première, c'est que les gens ne peuvent pas se blâmer eux-mêmes. A peu près quatre-vingt-seize pour cent de la population a déjà jeté un fruit (ou un légume, pardonnez-moi d'avoir oublié de mentionner les légumes, mais ça revient strictement au même) dans l'Absurdité. Si tout le monde est responsable, personne n'est responsable. L'idée que tout le monde soit responsable est peut-être totalement en accord avec la réalité, mais elle est incompatible avec la volonté de simplification. Voilà pourquoi, d'après la théorie de mon cousin, les gens ne veulent pas penser aux fruits. Moi je me dis qu'il pourrait aussi y avoir là aussi une histoire d'égo à préserver, mais il ne l'a pas mentionné (en même temps, on ne peut pas dire que l'excès d'égo soit une caractéristique qui le choque).

Sa deuxième hypothèse n'est pas une hypothèse concurrente, mais une hypothèse complémentaire ; c'est à dire qu'il estime que les deux sont simultanément correctes (car toutes deux viennent de lui). D'après lui, les recommandateurs ont (du moins aux yeux des gens) une raison de faire déborder l'Absurdité, contrairement aux jeteurs de fruits. Les jeteurs de fruits sont tout un chacun, c'est à dire de pauvres gens qui vont voir leur maison détruite par la rivière. Les recommandateurs sont des lutins malicieux qui vont tirer profit de l'inondation en aidant les gens à trouver des solutions pour faire face à la catastrophe. Peu importe qu'un bénéfice et une raison soient en fait deux choses toutes aussi différentes qu'une conséquence et une intention. D'après la théorie de mon cousin, le désir de simplification fait qu'on choisira toujours de croire ce qui semble avoir plus de sens. Et, ce qui semble avoir plus de sens, c'est quand les choses ont une raison ; quand il-y-a une volonté derrière. Et peu importe qu'en réalité les recommandateurs sont également des gens qui voient leur maison détruite par la rivière ! Le complot d'une bande de lutin malicieux est une explication plus "simple" que l'inconséquence d'une population entière qui jette à tout va des pavés dans l'Absurdité sans penser aux conséquences de ses actes.

Je suis toujours partagée entre l'intérêt que j'ai parfois pour les propos de mon cousin, et l'exaspération que je ressens face à son attitude pontifiante. Je me devais tout de même de te rapporter ses théories, qui ne sont probablement pas indignes d'intérêt (pour ne pas dire que je les trouve digne d'intérêt). Ma préférence va tout de même à ma propre théorie. Ma théorie qui d'ailleurs, n'est pas concurrente aux siennes mais également complémentaire. Si le taon explique pourquoi les gens préfèrent la simplicité d'explications abracadabrantes, je vais moi expliquer ce qui reste la première chose à expliquer : « Pourquoi l'Absurdité a-t-elle débordée ? » Je ne vais rien dire que tu ne saches pas déjà, et rien expliquer que je n'ai pas déjà expliqué un millier de fois. Mais, vu qu'on est plus pris au sérieux quand on élabore des théories et qu'on leur donne des noms, c'est ce que je vais faire.

Si je reste mitigée par rapport aux idées de mon cousin, c'est que je trouve ma théorie quand-même vachement plus simple et élégante que celle des machiavéliques lutins avides d'amasser des richesses aux dépends du monde. Ma théorie, que je nommerai « Théorie de l'incompétence généralisée », peut-être très aisément résumée : « Les gens sont bêtes. » C'est tout, et ça explique tout. Beaucoup moins alambiqué que de devoir expliquer chaque catastrophe par une coalition d'êtres maléfiques l'orchestrant. Les gens sont bêtes : ceux qui jettent des pierres comme ceux qui jettent des fruits. Les gens sont bêtes ; toi inclus, Persil. Après avoir retiré quelques pierres quand tu as commencé à t'inquiéter des dégâts, tu as fini par abandonner et feint d'ignorer la catastrophe imminente. Avais-tu un autre choix ? Peut-être pas. Mais ça reste bête. Tu me rétorqueras que je suis bête moi aussi mais, comme toujours, je répondrai que je suis juste une mouche et que les bêtises dans lesquelles votre humanité s'est embarquée ne sont pas mes problèmes ! Sauf que peut-être, c'est ce que tu ressens toi aussi (et ce que chacun ressent) face à cette humanité.

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