BM

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Malheureusement, le requin ne comptait pas s'arrêter à ses interprétations tortueuses des résultats de ton étude ; il avait aussi ses propres idées. Si la chanson de Xylophone m'avait marquée et conduite à penser que le requin ne se fourvoyait peut-être pas complètement sur l'humanité, l'incident ne lui avait pas échappé à lui non-plus. Le requin était malin ; il ne pouvait pas ignorer le bénéfice potentiel qu'il y avait à tirer de toute cette partie de la population déjà si prête à abdiquer sa liberté au profit de la béatitude.

Ces illuminés (comme toi et moi continuons de les considérer) sont désespérément en quête d'une simplification du monde qui permettrait de l'appréhender plus sereinement, voir plus heureusement. Ça tombe bien ! C'est justement ce que le ministre du Bien-être se propose de leur proposer ! Mais, non content d'utiliser ces illuminés comme prototype de public cible et sujet d'étude, le requin souhaite en faire des partenaires ! Bien sûr, c'est évident : ces gens ont identifié ce que l'humanité entière souhaite au plus profond de son être, et sont déjà engagés sur un chemin existentiel en vue d'atteindre ce but. Qui mieux qu'eux pour guider les autres ? Le requin, bien sûr, mais avec eux plutôt que contre eux. Après tout, leurs convictions ne se rejoignent-elles pas ?

Comme si ce satané requin avait des convictions ! Enfin si, bien qu'elles soient peut-être en fait légèrement différentes des leurs. Si les illuminées ont la conviction qu'une vie plus simple serait une vie plus heureuse, le requin a surtout la conviction qu'une vie plus simple pour les autres serait une vie plus heureuse pour lui. Après de toi, il ne s'en est même pas caché : « Notre mission, Persil, est de donner aux gens ce qu'ils veulent. Mais surtout pas de vouloir ce qu'ils veulent ; nous devons garder un avantage sur eux. Ce qu'ils veulent, c'est trouver leur place. Et nous allons les y aider ! Mais, fort heureusement, notre place ne sera pas la leur. Notre place sera celle du sauveur qui les aura aidé à trouver la leur. Quant aux places que nous allons leur trouver, peu importe au final ce qu'elles seront, tant qu'ils en ont une chacun ! »

Le pire, c'est qu'il n'avait pas tout à fait tort. L'un des kidnappés qui affirmait (comme beaucoup d'entre eux) souhaiter trouver du sens dans sa vie à travers son travail avait justement (quand tu avais cherché à creuser) utilisé cette notion de place pour définir ce que pourrait bien être le "sens". Il t'avait dit que d'après lui, avoir du sens dans sa vie c'est se sentir à sa place. Peut-être qu'il avait raison, car tu ne trouves certainement aucun sens dans cette position de lutin où tu ne te sens décidément pas à ta place. Mais qu'est-ce que serait ta place, Persil ? Honnêtement, je ne suis pas certaine que tu en aies une. Et heureusement pour moi ! Ta place, c'est sur cette route avec moi, entre les pages dans ce livre, sur ce chemin de tâtonnements où tu cherches sans cesse à étudier ce qui te convient ou pas. Peu importe que rien ne te convienne ; ne serait-il pas au final plus déprimant d'avoir trouvé une place et d'y rester prisonnier jusqu'à la fin de ta vie ? Ce qui est certain, c'est que moi je m'ennuierais terriblement alors.

D'après le requin, ce que les gens veulent, c'est ne plus avoir à se poser de question. Moi, tout ce que je veux, c'est que tu continues pour toujours de te poser des questions avec moi. Si on suit son raisonnement, peut-être que tu y aurais toujours droit, toi qui (comme lui) aurait le privilège de rester au dessus de la mêlée pour la conduire et la guider. Mais, concrètement, je ne le vois pas un instant t'en laisser la possibilité. Tout a bien commencé pourtant. Tout allait bien tant que tu n'avais qu'à décortiquer les positions des croyants du bateau et de tous leurs amis farfelus farcis de croyances béatifiantes et bêtifiantes.

Tu as trouvé ça passionnant même, d'étudier cette erreur au fond si humaine dans laquelle ils sont tombés. Il est fort possible qu'en votre fort intérieur vous autres humains souhaitiez tous simplifier les choses. Car c'est le seul moyen de les maîtriser, et vous voulez tous maîtriser votre propre existence. Mais le piège dans lequel vous tombez, c'est qu'à trop simplifier vous vous retrouvez à finir par remuer du vide. Alors oui, vous maîtrisez, mais vous ne maîtrisez que du vide. Le reste de la complexité de la réalité reste là, continue d'exister, continue de n'être pas maîtrisée, et perd le privilège d'être comprise. Voilà ce que sont les croyants du bateau et les autres formes d'illuminés : ceux qui ont fini par s'être laissés prendre au jeu de la simplification au point de croire qu'ils ont atteint le contrôle alors qu'ils ont tout simplement cessé d'être capable de voir la part la plus intéressante de la réalité.

Même lorsque c'est devenu un peu plus concret, c'était toujours aussi intéressant, tant que tu te contentais d'étudier. Les croyants du bateau avaient certes des idéaux, mais ils avaient surtout ce que trop peu d'idéalistes ont : des moyens de mettre ces idéaux en application. Que ces moyens simplistes soient efficaces ou non n'avait pas tant d'importance que leur simple présence. Ils proposaient quelque chose de palpable : des cures de graisse absolue, des mouvements des bras pour tirer des briques du vide ou des principes de prise de décision. Comment donc savoir où est sa place ? D'après eux, votre place dépendrait de votre nature. Tautologique ? Mais non, voyons ! Votre nature prédéfinie aurait été décidée une fois pour toute à votre naissance (ou à votre baptême par des fées penchées au dessus du berceau), alors que votre place dépend de la structuration de la société.

Ta tâche a donc été d'utiliser cette vérité révélée pour en faire un outil facilement applicable (et commercialisable). Rien de bien compliqué somme toute : recenser ces fameuses "natures" et les lier à l'ensemble des occupations existantes sur la base de leur compatibilité. Personne ne t'a demandé de définir ce qu'était une nature, ou de trouver des critères objectifs de distinction entre les différentes natures. Tant que tu dressais une liste semblant cohérente, que tu créais un modèle dans lequel les gens se reconnaîtrait, qu'importe qu'il repose sur des traits de personnalité couramment utilisé, sur la position des étoiles ou encore sur la forme du crâne ou sur des préférences artistiques. Le requin l'avait dit, ce qui ne comptait n'était pas tant que la place trouvée soit la bonne, mais juste d'en avoir une assignée et de ne plus avoir à se poser de question dessus.

C'était un peu plus compliqué que ça, car il fallait que le modèle soit suffisamment convainquant pour que les gens y croient et ne le remettent pas en question. C'était toujours un jeu amusant, bien que moins bien intéressant que la première partie de cette mission, et surtout bien plus dénué et de sens. Tu as de nouveau commencé à ressentir l'absurdité de tes actions. Qui plus est, qu'allait-il faire de ça ? Tu sentais le danger guetter. Le requin avait pourtant promis qu'il n'allait pas imposer à qui que ce soit sa place, sa fonction, sa couronne ou quoi que ce soit. Il allait simplement mettre cet outil à disposition, pour ceux qui se questionneraient et souhaiteraient être guidés dans leurs remises en question (en faisant juste le contraire d'une remise en question). Mais quelque part, je me demande si suggérer n'est pas plus dangereux qu'imposer. Au moins, quand on impose quelque chose aux gens, ils n'adhèrent pas. Quand on leur fait croire que ça vient d'eux, quand on leur fait croire que c'est eux, quel garde-fou peut-il rester ? Quelle révolte peu encore exister ? Il est encore trop tôt pour voir les résultats de tout ça, mais je suis légitimement inquiète.

Qui plus est, le partenariat entre requin et autruches (il semblait en effet que tous ces illuminés avaient commencé à ressembler à cet animal) ne s'arrêtait pas là. Ils avaient à proposer aux gens la connaissance de leur essence via l'identification de leur nature profonde, mais aussi l'adaptation de leur essence pour aller vers plus de positivité. Antinomique ? A peine. On peut parfaitement accepter la diversité des essences humaines et en même temps souscrire à l'idée que toutes les essences humaines se doivent d'être unilatéralement positives. Non ? En tout cas, c'est ce qu'eux croient, et ce dont le requin souhaite que tu t'inspires. Pour trouver de nouvelles idées, mais aussi pour toi-même. Parce que oui, Persil, tu ne croyais quand-même pas pouvoir rester le second du ministère du Bien-être en étant toi-même un gros bougon opposé à l'idée que tout le monde se fait du bien-être ?

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