BO

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Où donc pouvais-tu aller chercher conseil, quand il n'a plus été possible de faire l'autruche ? Vers qui te tourner pour t'aider à te dépatouiller face aux exigences de ce requin ? Auprès de qui demander de l'aide quand les exigences du travail t'imposent d'être positif et que les gens de ton entourage sont tous, soit de fervents partisans de la positivité, soit de fervents partisans de la nécessité de s'adapter aux exigences du travail ? Ironiquement, l'être qui te semblait le plus à même de te comprendre sur ce type de sujet (si l'on m'excepte moi, bien-sûr) était ce satané requin lui-même.

Ne croyait-il pas en la nécessité de préserver son indépendance d'esprit face au piège tendu par la simplification (qui semble la condition préalable à la positivité) ? Ne ressentait-il pas plus que tout autre le besoin de rester en contrôle et de ne pas se laisser dicter ses règles par d'autres ? Tu ne comprenais pas comment il pouvait à la fois sembler te considérer presque son égal (ou ce qui en était le plus proche), et te demander ça. Surtout, tu ne comprenais pas comment il pouvait accepter ça pour lui-même, et agir réellement comme s'il était un adepte de cette positivité absolue (et de cet absolu de positivité) incompatible (du mois d'après-toi) avec sa brillance. Pourquoi aller chercher conseil ailleurs quand tu pouvais parler avec lui ? Pourquoi chercher à débattre avec d'autre de l'injustice des exigences du requin, quand il était le seul à pouvoir les changer ?

Alors, c'est ce que tu as fait. Tu as tenté le tout pour le tout, espérant que ton haut-de-forme de recommandateur te permettrait de lui recommander de dévier de son chemin (ou tout du moins de ne pas t'y entraîner). Je dois dire que ta petite mouche est très fière de toi. Que tu oses confronter le requin et tenter de le remettre en question, alors qu'il est tout de même ministre du Bien-être et que tu n'es (du mois aux yeux de ce monde en carton) personne, qu'est-ce que ça signifie ? J'ai envie de me dire que tu as acquis (peut-être même un peu grâce à moi) une confiance en toi (et surtout en la sureté et en la légitimité de tes opinions et de tes arguments) qui te permet de faire ça. Mais, en fait, je crois que c'est surtout qu'être confronté d'assez près à ces gens (que ce soit les managers comme Yuzu, les responsables RH comme Colchique, les célébrités comme Cloche et Xylophone, ou les ministres comme le requin) t'a permis de réaliser qu'il n'y a vraiment pas de quoi être intimidé. Ils ne t'impressionnent pas. Comment pourraient-ils t'impressionner, alors que tu n'arrives même-pas à les estimer ?

Tu as donc, sans même trop de difficultés, parlé au requin. Tu n'avais pas peur de ce qu'il penserait, car son opinion n'avait pas vraiment de valeur pour toi. Tu n'avais pas trop peur non plus des conséquences, car rien ne te semblait pire que cette exigence qui planait déjà sur toi. Tu préférais encore perdre ton chapeau (s'il fallait en arriver là), que renoncer à ton être. Et peut-être même que la perte de ce chapeau te semblait quelque part une attrayante possibilité de libération (comme la perte de ton serpent-couronne l'avait été autrefois). Mais il me faut, avant d'en venir à la question des conséquences, rapporter votre discussion :

« J'ai demandé à vous parler parce que je ne peux pas faire ce que vous m'avez demandé. Devenir positif, rendre mes yeux roses, tout ça : je ne peux pas.

— Ne dis pas ça, Persil. Tu en es tout à fait capable. Rappelle-toi : ce que je veux, tu peux.

— Et bien, peut-être que je peux, mais je ne veux pas.

— Ça, c'est une tout autre question. Et pourquoi ne veux-tu pas ? Tu es bien le premier être que je rencontre à refuser d'être heureux. Fournir des analyses complexes, tu peux. Contribuer à un kidnapping, tu peux. Trouver les secrets de la positivité, tu peux. Mais être heureux ? Ça non alors ! Hors de question !

— Je n'ai rien contre le fait d'être heureux. Mais pas de cette façon !

— Et de quelle façon est-ce que je te demande d'être heureux, d'après-toi ?

— En fermant les yeux !

— Tes yeux resteront ouverts ; ils seront juste roses. Tu verras toujours les mêmes choses ; mais tu les verras en rose.

— En rose, ce ne seront plus les mêmes choses. Je veux pouvoir choisir moi-même la façon dont je vois les choses et la couleur à leur donner.

— Moi aussi, Persil ! Mais moi, contrairement à toi, si je veux pouvoir choisir, c'est pour garder la possibilité de faire les choix qui seront les meilleurs pour moi. Sur cette question, il est évident que rose est le meilleur choix. A quoi bon se battre pour la liberté de faire de mauvais choix ? Il y a probablement des droits bien plus importants à défendre !

— Mais justement ! Il n'y a plus rien à défendre une fois qu'on voit tout en rose ! Et rien ne garantit que rose soit le meilleur choix ! Le meilleur choix, d'après-moi, ce n'est pas le choix le plus profitable, ou le plus agréable ; c'est le plus juste !

— La justice ; ça pourrait se défendre comme concept. "Le bien-être seulement pour ceux qui le méritent" ; j'aurai pu choisir d'orienter mon mandat en ce sens, mais ça aurait soulevé bien trop de débats. Qui plus est, toi, Persil, tu aurais assurément fait partie des méritants. Alors, pourquoi refuser ce bien-être, vu que tu le mérites !

— Je veux bien le bien-être ! Mais le vrai ! Pas celui qui serait seulement dans mon esprit !

— C'est pourtant la définition du bien-être, Persil. Le bien-être n'existe que dans l'esprit. Etre bien, c'est se sentir bien.

— Et moi, je veux me sentir bien parce que j'aurai de vraies raisons de me sentir bien. Je ne veux pas me sentir bien juste parce qu'on m'aura dicté de me sentir bien et que j'aurai entraîné mon esprit à me satisfaire de ce qui est.

— Crois-tu que je sois un partisan d'Inertie, Persil ?

— Bien sûr ! Vous m'avez vous-même dit avoir convaincue Inertie de créer ce ministère en avançant l'idée que le bien-être contribue à l'inertie !

— C'est vrai ; et je suis fier de ta capacité à retenir les propos qui pourront te servir plus tard, quitte à les retourner contre celui qui les a émis.

— Pas de raison d'être fier ; vous n'y êtes pour rien. J'ai une petite mouche penchée sur mon épaule et qui évalue en permanence la cohérence des choses. Alors, ce type d'éléments lui reste en tête.

— Et bien, ta mouche a raison de t'avoir dit que j'ai dit ça, mais tort de penser que je le pensais.

— Ce n'était pas le cas ?

— Bien sûr que non ! Je n'ai pas le désir que les choses restent comme elles sont. Quel héroïsme y a-t-il à préserver le présent ? S'il y en a un, c'est un de second ordre. Ce que je veux, c'est changer les choses ; ou du moins les améliorer.

— Pourquoi de cette manière alors ? Pourquoi en se concentrant uniquement sur l'attitude des gens et sur les esprits ? Pourquoi ne pas leur offrir un monde réellement à même de les rendre heureux ?

— Parce que je ne suis pas tout puissant, Persil ! Parce que je suis comme vous tous dépendant de Shoncor ! Parce que je préfère me fixer un objectif réaliste et l'atteindre que me fixer un objectif idéal et échouer.

— Si vous pensez qu'un monde réellement heureux est impossible, vous voulez donc bien que les gens se contentent de celui-ci !

— Un peu de nuance, par pitié ! Je veux améliorer ce qui peut l'être, et que pour le reste ils se contentent de ce qui est.

— Pour l'instant, il me semble que vous vous concentrez surtout sur la deuxième partie.

— Il se trouve que les changements qu'il y a à faire sont beaucoup plus faisable une fois que les gens en face vous sont favorables.

— Mais moi, pourquoi devrais-je être positif ? Et vous, comment l'êtes vous, si vous restez capable de voir ce qui doit être amélioré ?

— Je suis juste conscient que les choses sont ce qu'elles peuvent être de mieux pour le moment.

— Et comment pouvez-vous en être sûr ?

— Parce que c'est moi qui les contrôle, maintenant. Avant, je ne pouvais pas en être sûr. Mais maintenant, je suis là et je fais au mieux avec les facteurs préexistants qui me sont donnés. Je sais que je fais au mieux, alors je sais que ce qui est est le mieux. En tout cas le mieux parmi le domaine du possible ; mais il ne sert à rien de penser à l'impossible.

— Vous vous croyez donc si parfait ?

— Je n'ai pas besoin d'être parfait. J'ai juste besoin d'être le meilleur.

— Oui, c'est vrai que quand on exclut l'impossible ; le meilleur devient l'équivalent du parfait, je suppose. Mais peut-être qu'on pourrait gagner à penser un peu à l'impossible.

— Et pourquoi donc ?

— Parce que si on évite d'y penser vu qu'on le considère impossible, on ne peut pas être certain qu'il est impossible vu qu'on n'y a pas pensé.

— Encore une fois, nous vivons sous les lois de Shoncor. C'est vrai que, dans l'absolu, on pourrait penser longuement à l'impossible, et y gagner de temps en temps quelques petits éclairages sur le possible. Mais, pendant ce temps, on serait occupé à penser, et d'autres personnes agiraient sur le possible. Il faut choisir, Persil. Tu ne pourras pas tout avoir. Soit tu restes à penser avec ta mouche et à rêver d'absolu, soit tu viens avec moi agir sur le monde et le rendre meilleur.

— Malheureusement, c'est tout choisi.

— Pourquoi faire un choix aussi bête, quand on est si brillant ?

— Parce que ce que je trouve bête, c'est de penser qu'on pourra parvenir à créer quelque chose de bien en partant de cet existant qui marche sur la tête. Je ne crois pas que vous pourrez rendre le monde meilleur ; vous pourrez certainement faire en sorte que les gens le trouvent meilleur, et tout au mieux le rendre un peu moins pire. Mais il restera absurde et donc injuste et donc jamais bon. On a besoin de changer de logique. Si on améliore en partant de ce qui est, on est obligé de conserver la logique actuelle. Et conserver cette logique qui est l'absence même de logique, ça ne pourra jamais aboutir à quelque chose de bon.

— Et alors, que recommandes-tu ?

— Je ne sais pas, mais pas ça.

— A mon avis, on ne devrait pas avoir le droit de critiquer quand on n'a rien à proposer. Ce n'est pas avec ce genre de pensée qu'on va avancer. Si tu ne veux pas faire ce que je veux faire, mais que tu ne sais pas ce qu'il faudrait faire, que proposes-tu ?

— De rester à penser avec ma mouche et à rêver d'absolu, je suppose. »

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