BS

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Ta maman te l'avait quasiment imposé ; ce jour de congé que tu as pris juste pour te reposer et passer du temps en famille. Ce que la falaise interprète comme un jour de congé que tu as pris "sans raison particulière", alors que ce sont portant à mes yeux de mouche de très bonnes raisons. Qui plus est, ta mère avait une idée derrière la tête, ce que tu ignorais au moment d'accepter sa suggestion insistante. Tu pensais que, te trouvant insupportable et sur les nerfs, elle devait penser que tu avais besoin de repose. Elle te trouvait effectivement insupportable et sur les nerfs, mais ne pensait pas que du repos suffirait. Selon elle, tes problèmes ne pourraient pas être résolus sans faire appel à de la magie. Alors, elle avait (de nouveau) fait venir son amie la fée, espérant que cette fois-ci sa magie prendrait mieux sur toi que la précédente. Espérant ça sans raison particulière, d'après mon interprétation. Mais qui sait ? peut-être que mon interprétation est aussi fautive que celles de la falaise.

Je n'ai pas eu l'impression qu'une quelconque magie ait opéré, mais discuter avec la fée est toujours utile, car toujours intéressant. Quelque part, sa venue t'a permis de prendre conscience (ou d'approfondir la conscience que tu avais déjà) du fait qu'affronter des problématiques existentielles n'est jamais peine perdue. C'est peut-être même tout l'intérêt d'être là, de passage dans ce monde absurde qui est une espèce d'énigme sans solution mais qu'on peut quand même s'amuser à essayer de décortiquer. Ce n'est pas juste que c'est drôle et intéressant, c'est que, curieusement et sans que je puisse expliquer pourquoi, chaque bribe de compréhension semble être un trésor qui a de la valeur en soi. J'ai l'impression d'en prendre conscience assez souvent, mais toujours de l'oublier ensuite. J'aimerais garder cet état d'esprit en continu, et que tu l'intègres toi aussi ; car il me semble quelque part être la seule solution à l'énigme de la vie et de son intérêt (ou manque d'intérêt).

Enfin, la solution… Je ne sais pas si je crois qu'il y ait des solutions, je crois surtout que chercher des solutions, c'est mal se poser les questions. Et maintenant, la fée le croit elle aussi. Parce que ce petit trésor d'idée, ce n'est pas une aide que la fée t'a apportée ; c'est une aide que toi tu lui as apporté. Ce qui doit vouloir dire, que cette idée, si on n'en avait pas encore conscience au moment de la première visite de la fée, elle germait déjà quelque part en nous ou derrière nos propos. Vois, tu, à l'école de la magie, les fées apprennent comment fonctionnent les gens, et la façon de les aiguiller sur la voie d'une meilleure compréhension d'eux mêmes pour qu'ils puissent ensuite trouver leurs propres solutions ; voilà toute leur magie. Pourtant, après que tu l'aies confrontée, la fée s'était rendue compte que ce n'était peut-être pas suffisant pour comprendre les gens, que de savoir comment ils fonctionnent.

Parce que toi, Persil, tu étais convaincu que les problèmes n'étaient pas dans les gens, mais dans les systèmes. Tes aventures (ou plutôt tes chaotiques mésaventures) depuis nous ont d'ailleurs renforcés dans cette idée. Probablement que tu n'es pas parfait, et que tu serais plus épanoui avec un peu de magie, mais ce n'est pas la question. Enfin, c'est peut-être une question pour toi. Mais pour moi, petite mouche qui aime les abstractions et l'absolu peut-être plus que je ne t'aime toi, ce n'est pas ce qu'il faut retenir de tout ça. Ce qu'il faut retenir, c'est que quand on confronte un petit être humain comme toi au monde tel qu'il est, différentes problématiques peuvent émerger. Et, tout aussi unique que tu sois, ces problématiques ne se posent probablement pas qu'à toi. C'est d'ailleurs pour ça que je pense que le monde a besoin de fées des systèmes, et pour ça que toi tu aimerais trouver le moyen d'en devenir une.

Cette autre fée en face de toi, elle qui était vraiment une fée, elle ne s'intéressait toujours pas vraiment aux systèmes, elle s'intéressait toujours aux gens prioritairement. Mais, grâce à toi (et à votre échange lors de votre première rencontre), elle avait réalisé une chose essentielle : qu'on ne peut pas totalement comprendre les gens sans être à même d'appréhender les problèmes existentiels auxquels ils sont confrontés. Comprendre les problèmes de chacun (ceux de tous les jours, ceux auxquels ils pourront trouver des solutions) c'est une chose. Mais penser qu'une fois ces problèmes solutionnés les yeux deviennent roses et l'épanouissement frappe à la porte, c'était une erreur. Solutionner les problèmes des gens ne suffit pas ; il reste les problématiques de l'humanité, celles auxquelles il n'existe pas nécessairement de solutions. Comprendre les gens, c'est une chose, mais il faut aussi comprendre la condition humaine. Pour comprendre les gens, il ne faut pas seulement comprendre comment ils fonctionnent ; il faut aussi comprendre qu'est-ce qu'être humain et quels questionnements cela pose. La confrontation au monde et son absurdité font partie de ça, mais c'est un questionnement qui doit aller beaucoup plus loin.

Depuis que la fée s'intéresse aux grandes questions humaines et aux différentes réponses que chacun peut y trouver (ou aux différents compromis que chacun peut faire face à elle), une mouche est apparue à ses côtés. Maintenant, la fée a une mouche elle aussi, comme toi. Maintenant, la fée a les yeux encore plus roses qu'à votre première rencontre. Et maintenant, elle comprend encore moins que toi (qui a décidé depuis longtemps de parcourir ce chemin de questionnement et a depuis longtemps une amie comme moi pour t'y accompagner) ne soit toujours pas épanoui. C'est d'ailleurs la première chose qu'elle t'a demandé après t'avoir salué ; si tu étais épanoui désormais. En entendant sa question, j'ai cru défaillir. Comment veut-elle que tu sois épanoui ? Quand tu consacres l'essentiel de mon temps à faire des choses qui n'ont pas d'importance pour toi ? Quand le peu de temps qu'il te reste tu ne peux même pas le consacrer à faire des choses qui ont de la valeur à tes yeux, vu que tu es trop épuisé, vidé et dégouté, et que tu ne peux que te reposer ?

Et puis, je me suis souvenu qu'elle-même ne pouvait pas voir ça, car elle consacrait officiellement son temps à ces choses qui sont celles qui ont de l'importance pour toi. Mais en même temps, cela lui donne un angle mort ; une problématique humaine essentielle qu'elle n'a pas l'occasion d'appréhender pleinement. Pourrait-elle, juste en vous écoutant, comprendre totalement ce que cela fait que d'être humain et de devoir passer ses journées à se poser d'autres questions que celles qui concernant notre humanité. Comprendrait-elle à quel point la vie peut-être une lutte de tous les jours pour préserver son humanité, dans un monde où on attend de nous tellement d'autres choses avant celle là ? Elle reste toute la journée une humaine s'adressant à d'autres humains, à des gens avec une subjectivité, des vulnérabilités, des aspirations, des façons de voir le monde,… Sait-elle ce que ça fait d'évoluer dans un monde où nous sommes tous des acteurs ayant des actions à effectuer, et où tout le reste (la subjectivité, les vulnérabilités, les aspirations et façons de voir le monde) est considéré comme secondaire ? Sait-elle ce que cela peut faire d'évoluer dans un monde où ces choses essentielles sont considérées comme des broutilles dont on peut au mieux, si ça nous amuse, se soucier pendant notre temps libre ?

Dans le bourbier, ceux qui plongent dans la rivière pour y pêcher les différents objets risquent chaque jour leur vie pour ces trésors sans valeur. Pour ne pas se sentir exploités, ils ont été forcés de se convaincre que c'était justement là leur identité. Ces hommes et ces femmes ont choisi de nier toute vulnérabilité et de se voir comme courageux et sans craintes, faisant de cette armure d'invincibilité le ciment de leur groupe. Rien n'est plus important ; leur vie même n'est pas si importante. Voilà à quelle façon de penser ils ont été forcés d'en arriver pour trouver leur tâche valorisante plutôt que dévalorisante. C'est le seul moyen qu'ils ont de pouvoir être fiers de ce qu'ils font de leur vie, et d'y trouver une forme d'épanouissement. Est-ce bien ou mal ? Je ne sais pas. Comment justifier qu'on doive nier son humanité pour la conserver ?

Face à ces plongeurs, il y a ceux qui comme toi sont au contact de clients ou de personnes à aider. Là, il y a un piège, et une situation que la fée serait peut-être plus facilement à même de comprendre. Parce que quand le sens du travail est de se soucier des autres, se désensibiliser ne peut plus constituer une défense. Il faut prendre du recul sans pour autant nier que l'autre compte, parce que nier que l'autre compte reviendrait à nier l'utilité de sa tâche, et donc sa propre utilité. Mais il faut quand même prendre du recul, car sinon la pression de la tâche est trop grande et les échecs impossibles à accepter, alors que trop souvent le résultat ne dépend pas de soi. Oui, la fée comprend parfaitement ça ; forcément. Mais face à ça, tu peux avoir une solution qu'elle ne peut pas avoir, obligée qu'elle est de garder le secret sur les problèmes de ceux qu'elle aide. Cette solution, c'est celle que je t'offre : faire des histoires (dans les deux sens du terme). On rit, placé sur un fragile équilibre entre moquerie et amour. On peut partager des anecdotes, et par là réaffirmer le sens d'être là. Bien sûr que c'est aussi un déni, rire comme si ce n'était pas grave alors qu'on sait que c'est grave ; quand quelqu'un attendra indéfiniment la tour dans laquelle il compte habiter, et que c'est quelque part ta responsabilité. Mais ça permet de partager cette souffrance, ou au moins de se l'entendre exprimer. Ça préserve notre humanité, de se plaindre. Parce que quand on est mis dans une situation d'impuissance, il ne nous reste pas grand chose d'autre à faire que s'approprier ce qui nous arrive malgré nous.

Voilà quelques problématiques existentielles et quelques compromis existentiels que tu as suggéré à la fée d'étudier. Et, au fond, je pense qu'elle en sera capable. Si toi tu es capable de comprendre ce que peuvent vivre ces plongeurs, pourquoi pas elle ? Tu ne le vis pas plus qu'elle. Tu as un point commun en plus avec eux : celui du temps que tu dois consacrer à être autre chose qu'humain. Mais ça ne change rien ; si tu es capable de comprendre une situation que tu ne vis pas, elle sera aussi parfaitement capable de comprendre cette division temporelle qu'elle ne vit pas. Et c'est là que le bas blesse. Vivre les difficultés est forcément utile si on peut en tirer de la compréhension. Mais est-ce toujours si utile, quand on pourrait aussi tirer cette compréhension en se contentant d'étudier les difficultés vécues par d'autres ? Ecrire ce récit de tes convenues me fait quand même penser que vivre les choses de près donne plus de profondeur à l'analyse et fait émerger des aspects plus fin du questionnement. Mais est-ce suffisant pour valoir le coût que représentent ces déconvenues ?

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