BW

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Wasabi, qui vient juste d'être recruté par la falaise et de se voir poser sur la tête son premier haut-de-forme, est déjà débordé. Le pauvre croule sous le travail, et tu ne peux t'empêcher d'être jaloux de lui pour ça, alors que quelques semaines plus tôt tu l'aurais plaint. Quand Colchique t'a convoqué sur la falaise pour te demander de devenir son mentor, et de l'aiguiller par tes conseils, tu n'as pas pu ignorer l'ironie. Tu ne pouvais pas ne rien dire, et faire semblant de toujours être débordé toi aussi. Alors, tu lui as dit la vérité.

Yuzu n'aurait pas compris, et pas grand monde n'aurait compris. Tu savais bien que ça risquait de mettre Yuzu dans une situation délicate, en tout cas si elle n'avait pas signalé la situation à la falaise (ce qu'elle avait probablement fait, au moins au moment de leur annoncer sa grossesse si ce n'était pas avant). Mais en même temps ça ne changerait rien, car la falaise aurait le même raisonnement qu'elle (ayant les mêmes intérêts qu'elle). Tu savais aussi que vis à vis de Colchique (qui est le responsable des ressources que vous autres humains représentiez pour la falaise), mieux valait avoir une image positive et passer pour celui qui gère une charge incroyable avec brio ; même si c'est faux. Tu savais aussi que jamais Colchique n'accepterait que tu aides Wasabi autrement que par des conseils. En bref, pour toi il était parfaitement clair pour toi que cette conversation ne t'apporterait rien de bon. Mais tu devais quand même l'avoir.

Tu as eu par hasard l'occasion de discuter de ça avec lui, alors tu l'as fait. Juste parce que c'est ce que tu es. « Que pensais tu y gagner ? » t'as ensuite demandé Yuzu. Rien. Quel était ton but ? Aucun. Quel bénéfice tu en tires ? Peut-être quand même un. Celui d'être toi-même, de faire réfléchir les gens, de donner éventuellement à quelqu'un l'occasion de se remettre en question,… C'est probablement des bouteilles à la mer qu'ils se contenteront de laisser dériver indéfiniment, mais quand même. En faisant ça, en disant la vérité, tu as l'impression de faire quelque chose d'important pour toi. Même si tu n'as aucun bénéfice à en tirer.

Voilà donc pourquoi tu as dit : « Peut-être pourrais-je aider Wasabi dans ses tâches ? C'est une période plutôt calme dans le marais. En fait, autant dire qu'il n'y a plus rien à y faire, depuis que les cailloux se vendent tout seuls et que les gens se chargent de construire leurs propres tours.

— Tu as déjà fait remonter ce point Persil, je crois. Si on t'a répondu non au moment où tu n'avais rien à faire sur la falaise, on ne va pas te répondre oui dans un moment où tu as déjà une quête officielle.

— Mais pourquoi ?

— Ce n'est juste pas ainsi que les choses fonctionnent. Qui plus est, Wasabi a besoin d'apprendre à gérer sa charge de travail, aussi lourde qu'elle soit. Revenons donc à notre sujet : te crois-tu capable de le conseiller là dessus, ou non ?

— Oui, probablement. Ça me donnera toujours une chose à faire.

— Bien évidemment, il va de soi que ça ne peut se faire qu'après ta journée dans le marais. Wasabi n'a aucune raison d'aller là bas.

— Bien évidemment. D'autant plus que nous n'avons aucun besoin de renfort.

— Je sens un peu d'amertume en toi, Persil.

— Ah bon ? Je suppose que c'est parce qu'il y en a. Peut-être même plus qu'un peu.

— Il n'y a pourtant pas de raison.

— Tu es sûr ?

— Oui, je crois.

— Tu crois ou tu es sûr ?

— Je suis sûr qu'il est malvenu que tu te plaignes. Je suis certain que Wasabi échangerait volontiers sa situation avec la tienne, et qu'il en va de même de pas mal de recommandateurs.

— Je comprends ça ; on est tous tentés de se laisser embourber dans la glandouille. Mais, franchement, est-ce ce qu'un recommandateur doit-être ? Ne suis-je pas en droit de réclamer une véritable occasion de devenir le lutin que vous voudriez me voir devenir ?

— Je comprends ton point de vue. Mais la situation ne va pas durer indéfiniment. Et puis, souviens-toi, recommander c'est s'adapter. Il faut aussi être capable de s'adapter aux moments de sous-charge ; ce sera un bon exercice pour toi.

— Bien sûr, comme c'est un bon exercice pour Wasabi d'éreinter sa santé et de prendre le risque de le dégoûter du métier avant même que ses oreilles n'aient eu l'occasion de pousser.

— S'il n'est pas capable de le gérer, autant qu'il soit dégoûté avant qu'elles ne poussent. Mais dis-moi donc Persil, que devrais pour toi être le métier de recommandateur, s'il ne doit pas impliquer l'adaptation aux exigences des différentes quêtes et aux contraintes qui s'y posent ?

— Je crois que l'adaptation n'est pas le bon mot. L'adaptation, comme toi et la falaise en parlez, c'est se plier. Moi, je crois que l'essentiel c'est de trouver un équilibre. On doit faire un travail d'équilibriste, entre ce que le client souhaite et ce qu'on sait être bon pour lui. On devrait convaincre et argumenter, peut-être faire des compromis, mais pas systématiquement se plier. Et encore moins se plier à une situation absurde avec laquelle le client ne serait même pas d'accord lui-même s'il en avait connaissance.

— Mais te maintenir dans le bourbier est important. Si un autre besoin s'y déclare, tu seras déjà sur place. Alors que si tu pars, on prend le risque que le jour où il y aura quelque chose à faire ce soit à une autre falaise qu'ils fassent appel.

— J'en ai bien conscience. Je comprends que votre intérêt soit là. Mais est-ce que toi, tu peux comprendre que mon intérêt à moi ne soit pas là ?

— Je te suis reconnaissant de prendre sur toi, Persil. Je veux bien reconnaître que ce n'est pas évident. D'ailleurs, je crois même pouvoir faire en sorte qu'on t'attribue une prime pour ça.

— Pardon ? Une prime pour n'avoir rien fait ?

— Et bien, c'est une situation désagréable et tu la supportes pour le bien de la falaise. Tu as donc du mérite, ce qui mérite d'être récompensé.

— Mais c'est complètement injuste ! Je ne vais pas avoir une prime pour le mérite de ne rien faire, alors que Wasabi et d'autres se tuent à la tâche et ont un véritable mérite professionnel. Mon seul mérite, c'est de renoncer à mon propre développement ; ce n'est pas une compétence, ce n'est rien !

— Je ne comprends décidément pas ce que tu veux, Persil.

— Je ne veux rien.

— Tu ne veux donc pas de cette prime ?

— Pas si je dois en supporter la culpabilité et l'absurdité.

— Quelle absurdité ?

— Celle d'un monde où ceux qui gagnent le plus sont ceux qui font le travail le moins utile et le plus facile. Quand on demande à qui que ce soit qui il semble plus juste de mieux payer, tout le monde répondra "ceux qui sont utiles" ou "ceux dont le travail est le plus difficile". Personne ne peu considérer cette situation comme juste et censée.

— Mais quand tu te retrouves obligé de faire un travail inutile ou ennuyeux, tu trouves tout aussi juste d'être dédommagé pour cette situation pénible, et d'obtenir une compensation pécuniaire de l'absence d'épanouissement.

— Exactement ! D'où la culpabilité. Non seulement j'aurai l'impression d'avoir vendu mon espoir d'épanouissement, donc d'avoir sciemment et volontairement renoncé à lui. Mais en plus j'aurai aussi l'impression qu'on me paie pour tenir ma langue et ne rien dire aux responsables du bourbier.

— Surtout, ne va pas croire que je te fais chanter ! Je te proposais juste une prime que j'estime méritée. Mais si tu n'en veux pas, tant pis pour toi. »

Voilà donc comment tu as renoncé à une prime. D'ailleurs, en approfondissant la discussion avec Colchique, tu as appris que Yuzu en avait reçu une copieuse elle aussi, après leur avoir décrit la situation dans le bourbier (elle l'avait donc déjà fait elle-même, et tu ne l'avais donc pas trahie, quel soulagement !) et expliqué comment elle l'avait volontairement laissée subsister pour leur profit. Quel monde injuste décidément ! Comment des gens peuvent-ils se convaincre qu'ils font œuvre de justice en donnant ce genre de prime ? Comment peuvent-ils ne pas s'interroger sur la logique qu'ils mettent en place ? C'est aussi pour ça que tu avais eu besoin de dire la vérité : quel genre de logique peut-on mettre en place collectivement quand chacun cache une partie de l'information en restant rivé à son propre bout de périmètre et au profit qu'il peut en tirer ? Comment ne pas s'interroger sur le monde global qu'on est en train de mettre en place ? Un monde de vérité ou de mensonge ? Un monde de sens ou de non sens ? Un monde où les plus récompensés sont les plus méritants, ou l'inverse ?

Je ne crois pas que tu aies permis à Colchique de remettre en question sa politique. Il va juste faire semblant. Devant ton insistance, il a fini par faire une concession. Ne comprenant pas que tu sois le seul insatisfait, et n'acceptant pas que tu insinues que peut-être ce n'était pas le cas, il a décidé de lancer une enquête. Une enquête anonyme bien sûr, visant à savoir comment chacun des lutins que vous êtes se sent sur la falaise. Il a même accepté de te laisser l'aider à concevoir les questions de cette enquête pendant ton temps dans le bourbier. Tes yeux se sont mis à briller, mille fois plus qu'à l'idée d'une prime qui aurait pourtant été alléchante. Mais bon, à ta place, je ne me ferais pas trop d'espoir. Même si les résultats seront probablement intéressants, il y a peu de chance qu'ils soient suivis d'actions de leur part.

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