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 Mon sac en bandoulière sur l’épaule, je franchis pour la deuxième fois de la semaine les portes de la salle d’entrainement. L’odeur de sueur et de cuir me semble étrangement réconfortante. Je sais que pour les deux prochaines heures je vais enfin pouvoir vider mon esprit de toutes mes pensées anarchiques et intrusives. Un tel bordel dans ma tête, une cacophonie permanente. A croire qu’on y vit à plusieurs et que je n’ai pas toujours le droit au chapitre. Je me fais vampiriser, parasiter par des envies, des peurs, des obsessions. Quand mon corps prend le dessus, j’arrive à faire taire momentanément l’orchestre qui joue en moi, à museler ces pensées qui se jouent de moi.

 Je cours une heure minimum par jour, quand je ne suis pas à la salle de boxe, je suis à la salle de musculation. Impossible de rentrer chez moi sans m’épuiser au préalable, trop peur de faire une connerie sinon. Je m’astreins à une hygiène de vie stricte, je contrôle mon alimentation, mon physique, mon job. A défaut de réussir à contrôler mes penchants et obsessions, je verrouille tout le reste. Ce soir, j’ai besoin plus que jamais de relâcher la pression. Mes pensées s’emmêlent de plus en plus, un brouhaha permanent, je dois les cadenasser et pour cela, j’ai besoin de m’oublier dans la répétition de mouvements, et de cogner. Faire sortir la rage, la colère, le mépris, et tout un cocktail d’idées noires. C’est quoi l’expression une tête saine dans un corps sain ? Une chance pour moi, ma noirceur ne s’affiche pas sur mon visage, une gueule d’ange, il parait.

 Je salue Pierre, le proprio de la salle, un ancien militaire au physique de monsieur Propre. Peut-être un des seuls qui envisage les démons qui se cachent sous ma peau. J’ai la sensation qu’il voit à travers les gens, à travers moi. C’est assez déroutant. Mais s’il me voit, il ne me juge pas. Il plaisante, conseille, encadre. Il m’a secoué et remis sur le droit chemin quand j’ai perdu pied, il y a maintenant presque dix-neuf mois. Dix-neuf mois dans trois jours, dix-neuf mois qu’il m’observe et me soutient à sa façon. En me collant des crochets et en me dévissant la tête. Mais ça marche.

—Toujours partant pour accompagner un nouveau ? Ça te fera du bien de penser à autre chose qu’à ton nombril pour une fois. Me lance-t-il d’un air taquin qui ne me laisse pas vraiment le choix

— Ce soir ? grincé-je des dents.

— Oui, Raph, ce soir. On a une princesse qui a passé la porte. Je l’ai envoyée s’entrainer à la corde mais je suppose que si elle est là c’est pour taper un sac ou quelqu’un. Ta tête à claque devrait faire l’affaire.

— Une femme, soupiré-je d’une moue agacée.

 Je le vois se tendre et je sais d’avance que j’aurais dû fermer ma gueule.

— Tu sais le courage qu’il faut à une femme pour franchir nos portes ? De venir s’afficher devant de gros malotrus comme toi et moi ? Tu sais pourquoi elles viennent en général ? Me pointe-t-il d’un doigt accusateur T’as le choix, agression ou cœur piétiné par un gros con dans ton genre. Quand elles arrivent comme ça avec leurs petits poings et leurs grands yeux perdus, c’est qu’elles ont besoin d’exorciser une douleur. Alors tu te sors les doigts du cul et tu la gères sans faire plus de dégâts. Fais en sorte qu’elle ne se fasse pas mal. Ce soir j’offre deux thérapies pour le prix d’une !

Un, deux, trois, quatre, cinq, six, j’inspire, je compte pour ne pas crier. Et je fais taire cette putain de voix qui me dit de foutre le camp d’ici et d’éteindre mes soucis au fond d’un bon verre de whisky, un petit tourbé à l’accent d’Ecosse, j’en ai déjà les effluves sur la langue. Je n’ai clairement pas envie de m’occuper de la « princesse ». Je suis au pied du mur, à deux doigts de me noyer. J’ai envie de cogner fort et que le vacarme cesse. Un, deux, trois, quatre…j’expire. Je vais m’occuper d’elle une petite demi-heure, puis je pourrais libérer ma rage. Ça va le faire. Je fais quelques pas pour apercevoir la pauvre petite chose blessée.

 Elle sautille avec sa corde, rouge, en sueur et ça me percute de plein fouet. Ava. Un coup droit en plein ventre, uppercut, K.O instantané.

— Ava ?

 Son prénom franchit mes lèvres suffisamment fort pour que Pierre m’entende.

— Tu la connais ? me demande-t-il étonné.

— Elle travaille pour moi

— Et bien, voilà qui prend une tournure intéressante. Et c’est quoi la probabilité que tu sois le gros con qui l’a menée jusqu’ici ?

 Ses mots se plantent dans mon cœur et le déchirent en deux. La lame de la culpabilité me laboure les entrailles.

— Ce n’est pas à exclure, rétorqué-je penaud, sautillant d’un pied à l’autre comme un môme qui vient de se faire taper sur les doigts. Je vais me changer et je m’occupe d’elle, soupiré-je.

 Au moment où je fais un quart de tour sur la droite pour rejoindre le vestiaire, Pierre m’attrape par le bras.

— Si tu sens que la situation t’échappe, passe la main. Mais je te fais confiance enchaine t’il en me donnant une tape bien virile dans le dos qui me déboite l’épaule.

 C’est en automate que je me vêts de mon tee-shirt et short. Qu’est-ce qu’elle fout là ? Je compartimente ma vie. Je maitrise tout ce que je peux et elle fout le bordel partout. J’attache mes lacets en tentant de me canaliser. Je n’arrive pas à trouver l’équilibre avec elle. M’en éloigner, m’en rapprocher ? Le plus simple est d’être désagréable et de la tenir à distance. Si c’est si simple, pourquoi je me sens comme un jeune chiot qui aurait pissé sur la moquette ? Comme un con, honteux. Parce que c’est pour une fois limpide, elle est là devant moi, fragile, vulnérable et je n’arrive pas à fermer les yeux. C’est bien plus simple quand le monde tourne autour de mon nombril. Et comment je m’y prends pour être correcte avec elle sans m’exposer ? Je suis clairement déstabilisé, drapé du mieux que je peux dans mon impassibilité, je sors du vestiaire en me promettant de tenir le cap et de ne pas l’abimer ce soir. Il ne s’agit que de sport, de muscles, de force et de postures. Rester focus sur la boxe.

 Elle est toujours en train de sauter à la corde. Je l’aborde de dos, pour garder l’avantage et gagner quelques secondes avant la confrontation. La corde claque en rythme, elle a l’air de maitriser l’exercice, et je ne peux m’empêcher de laisser trainer des yeux appréciateurs sur son postérieur et ses longues jambes galbées dans son legging de sport. Je me racle la gorge pour trouver la force de l’aborder, et aussi pour lui signaler ma présence et je me lance :

— Ava, Pierre m’a demandé de t’entrainer au sac, ça te va ?

 Surprise, la corde vient taper ses chevilles. Elle tourne vers moi ses grands yeux verts stupéfaits et s’exclame.

— Je suis maudite, ce n’est pas possible.

 Son étonnement fait éclater ma bulle et je ne peux m’empêcher de faire tomber le masque et de lui sourire, pour une fois d’un sourire franc. C’est mal barré cette histoire.

— Allez, viens je vais t’aider à enfiler les gants et je vais t’expliquer comment taper le sac.

— Je pensais qu’il suffisait que je visualise ta tête, dit-elle encore essoufflée de ces quinze minutes d’échauffement.

— Je vois que tu maitrises la base.

 Alors que je me saisis de sa main droite, je me surprends à contempler une seconde de trop ses longs doigts fins et blancs. Fragiles et gracieux.

— Qu’est-ce que tu fous là ? ne puis-je m’empêcher de lui demander un peu trop abruptement.

Elle récupère sa main gantée avec précipitation, comme si je l’avais piquée.

— En quoi ça te regarde ? M’attaque-t-elle. Et si on faisait comme si on ne se connaissait pas. Je ne suis pas plus ravie que toi de te retrouver là. Donc tu me montres les gestes à faire, tu me reprends si tu veux, je ne te demande même pas de m’encourager ou de me brosser dans le sens du poil. Tu restes à distance, tu ne me touches pas et on ne parle pas de nos vies. Je n’ai pas la force de jouter avec toi ce soir.

 C’est exactement le plan que je devrais suivre, sans le savoir elle me déleste d’un poids, elle me facilite la vie en instaurant cette distance salutaire. Et pourtant le spectre de la contrariété titille mon esprit, et c’est le plus neutre possible que j’acquiesce à sa demande et lui répond :

— Ça me convient parfaitement Princesse.

 Elle tique sur le « Princesse » et me tire la langue à défaut de pouvoir me présenter son majeur. Et une fois de plus je vrille et les voix s’agitent sous mon crane. Putain mais quel bordel, quelle dissonance elle réveille en moi. Comme si j’avais besoin de ça…

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