Prologue - Choc (0.3)

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0.3 - Lise Valriez

[Deux mois auparavant]

Je n'ai pas été surprise que le directeur de l'université de Genève en personne se soit approché afin de tendre une poignée de mains tout à fait solennelle à Monsieur et Madame Valriez, mes parents.

- Félicitations. Jade est une élève remarquablement douée, dotée d'un charisme et d'une capacité de réflexion hors du commun. Vous devez être très fiers d'elle.

Un classique. Tous les compliments, les félicitations, et même jusqu'aux galanteries, ont toujours été pour Jade. Et Jade, bien sûr, ce n'est pas moi.

Jade est ma sœur. Genre, grande silhouette blonde resplendissante d'un mètre soixante-treize pour cinquante-six kilos - ce dont elle n'est pas peu fière -, doux visage et magnifiques yeux bleus aux allures envoûtantes. En somme, pas moi du tout. Lorsqu'ils la voient pour la première fois, les gens ont l'habitude de dire qu'elle a sans nul doute hérité du physique de notre père mais du caractère doux et charmant de notre mère. De mon côté, je commence fortement à douter d'avoir hérité de quoi que ce soit. En bon ou en mauvais.

Je regarde donc papa et maman rendre une poignée de mains gênée au directeur, ne sachant trop quoi lui répondre. C'est le moment que choisit une jeune femme en toge universitaire rouge où trône fièrement l'insigne de major de promo, pour s'approcher du trio, large sourire aux lèvres.

Jade Valriez impressionne par la beauté naturelle de son visage et sa présence d'esprit. Pas étonnant donc qu'elle ait réussi à majorer pendant cinq années de suite son cursus universitaire.

- Monsieur le directeur, salue-t-elle d'un signe de tête poli et révérencieux, c'est un honneur pour moi de rencontrer un scientifique aussi éminent que vous.

- Merci mademoiselle Valriez, c'est très aimable. Je disais justement à vos parents tout le bien que je pensais de vous et que j'avais également hâte de vous compter dès la rentrée prochaine parmi nos nouvelles recrues à Berne. Vous aurez l'occasion de découvrir nos tous derniers locaux, récemment terminés. J'espère qu'ils vous plairont.

- J'en suis sûre monsieur le directeur.

- Vous aurez tout l'occasion de m'appeler monsieur Carraux. Sur ce, [il s'incline respectueusement à l'intention de ses invités] je m'en vais de ce pas vous laisser profiter de ce moment en famille. Vous devez avoir hâte de vous retrouver après ces derniers mois de séparation. Je dois de toute façon prendre congé. Une dernière réunion m'attend avant mon départ prochain pour Washington. Ce fut un plaisir messieurs, dames.

Jade laisse apparaître un nouveau sourire de béatitude sur son visage en le regardant s'éloigner. Elle attend qu'il ait définitivement disparu dans la foule, accaparé par un groupe de professeurs émérites, une coupe de grand champagne à la main pour fêter la fin de l'année scolaire, pour bondir dans les bras de papa en laissant exploser sa joie.

- Félicitations ma chérie, lance maman en l'accueillant à son tour contre elle. Ton discours était vraiment poignant.

Poignant ? Je dissimule habilement une grimace. Ce n'est pas franchement le terme que j'aurai employé. Ennuyant peut-être... Jade a toujours eu le chic pour rendre les choses ennuyantes de toute façon. Cette dernière tourne vers moi ses yeux félins soulignés d'eye-liner noir.

- Et toi Lise, qu'est-ce que tu en as pensé ?

- J'en suis encore toute émue Jade, c'était vraiment superbe ! je mens en lui lançant mon plus beau sourire.

- Nous sommes vraiment fiers de toi, la complimente papa en posant une main sur son épaule pour la presser doucement.

- C'est grâce à vous, à l'éducation que vous vous êtes tant donné de mal à nous inculquer, à votre soutien permanent que j'y suis arrivée.

- C'est surtout grâce à ta persévérance ma chérie...

Je suis prise d'un haut-le-cœur devant ce déballage intempestif d'éloges et de remerciements mielleux. Beurk... Ils ne peuvent décidément pas attendre d'être seuls pour ce genre de choses ? C'est presque gênant à la fin !

- Et à tes talents !

Je suis surprise par la voix derrière moi. Jade pivote sur elle-même avec une vitesse déconcertante pour ses talons aiguilles et, avant que le nouvel arrivant n'ait eu le temps de s'extirper, lui saute au cou afin de l'embrasser.

- Ted !

Ted Cooper est le petit ami de Jade depuis deux ans maintenant. Un jeune homme de bonne famille, grand, blond, surfeur, et surtout fils d'un grand businessman de la côte floridienne amené à reprendre les affaires familiales dès la fin de ses études de commerce. Ils forment vraiment la paire ces deux-là ! Le genre de couples parfaits qu'on ne pense voir que dans les films à l'eau de rose qui passent régulièrement avant les fêtes de Noël et que l'on regarde enveloppés dans un plaid bien moelleux avec une tasse de chocolat chaud fumante entre les mains en se moquant ouvertement du pauvre homme d'affaires en smoking impeccable qui ignore encore qu'il s'apprête à se faire piquer sa future femme par un bucheron tout juste sorti de sa cabane dans les bois uniquement pour remettre de l'essence dans sa camionnette pourrie.

Après un long baiser qui arrive à rendre embarrassés jusqu'à mes parents eux-mêmes, Jade se décide enfin à s'écarter pour venir saisir chastement la main de son bien-aimé.

- Monsieur et madame Valriez, mademoiselle Valriez, salue-t-il poliment.

- Ted.

Je m'efforce de lui sourire aimablement même si le cœur n'y est pas. Je déteste les manières si parfaites de ce type. Il est si beau, si poli, si charmant. Le gendre idéal. Pfff. Ne vous méprenez pas, je ne suis pas jalouse. Ou peut-être si... Un petit peu. Mais juste un petit peu ! Je pense simplement qu'il mériterait quelque part un destin presque aussi tragique que le pauvre Scott de mon dernier film. Mais il plait à papa et à maman, et Jade tient beaucoup à lui alors je ne dis rien et je me contente de sourire. Et de rire à ses blagues pourries. Bref, je fais ce que je sais faire de mieux : être invisible.

- Grâce à mes résultats exceptionnels, les professeurs ont dit qu'ils appuieraient ma demande pour le stage à la NASA l'an prochain. La secrétaire est confiante, monsieur Carraux est un proche du directeur lui-même, ils jouent souvent au golf ensembles. Elle dit que ce sera facile pour moi d'obtenir une place dans leurs labos.

- Ça serait fantastique Jade, sourit maman.

- Tu t'y sentirais bien, renchérit Ted, il parait qu'ils travaillent actuellement sur un nouveau projet de développement botanique martienne qui te plairait surement.

- J'en suis convaincue.

Je commence à trouver le temps long. Cette remise de diplôme est tellement... barbante. Il n'y a qu'à voir la tête des étudiants et des professeurs tout autour pour comprendre le côté mondain et rasoir de l'évènement.

- Et j'ai également une excellente nouvelle pour toi Lise.

Je tourne brusquement la tête en direction de ma sœur, surprise. Elle me dévisage avec un large sourire qui en annonce long sur la malheureuse suite des évènements.

- Avec les résultats obtenus sur mon dossier scolaire, l'université de Genève a décidé de te proposer à ton tour une place sur le campus.

Maman semble sur le point de tomber dans les pommes tant la nouvelle est surprenante. Et je dois dire que, moi aussi, elle me prend de court...

- C'est fantastique ! s'exclame papa avec un étonnement suggestif.

- C'est surtout une opportunité en or, ajoute Ted Cooper. Leurs programmes sont parmi les plus importants en Europe. Ils sont même connus au-delà des frontières. Et après la brillante scolarité de ta sœur...

Je n'entends pas la fin de sa phrase. Une place ? Moi ? Sur ce campus ? Elle n'est pas sérieuse ? Ce n'est pas du tout ce que j'avais prévu ! Cela ne fait pas partie de mes plans !

- Tu ne dis rien Lise ? Tu ne remercies pas ta sœur ? Elle s'est pourtant donnée beaucoup de mal pour te permettre d'entrer dans cette prestigieuse université...

Le reproche dans le ton de papa est perceptible mais je suis tout bonnement hébétée, incapable d'aligner trois mots cohérents.

- Euh... je... si ! Si, si, bien sûr ! C'est... euh... C'est très gentil de leur part... et de la tienne Jade de t'être dévouée à ce point à tes études mais... euh... Nous n'avions pas convenu que l'université de Toulouse serait plus appropriée ? Elle est beaucoup plus près de la maison et avec les frais concernant ma santé, on ne peut pas se permettre de...

- Je viens de discuter avec l'adjointe de direction, Madame Fernández, et l'université de Genève est prête à t'accorder une bourse et une place dans leurs logements universitaires pour favoriser ton intégration. Ils savent très bien qu'une partie de leurs étudiants n'ont pas les moyens de payer des études aussi prestigieuses. Avec ton dossier scolaire relativement bon et ta mention au baccalauréat, le dossier administratif pour la demande de bourse ne devrait être qu'une formalité.

- Et bien c'est fantastique ! Que de bonnes nouvelles ! se félicite papa. Et si nous trinquions pour fêter ça !

Avisant un serveur avec un plateau chargé de coupes de champagne pétillantes, il en attrape trois qu'il distribue, imité par Ted.

- A Jade ! s'exclame papa en levant son verre, et Lise, notre future major de promo dans les années à venir !

- A Jade et à Lise ! reprennent en chœur maman, Jade et Ted.

J'hésite un bref instant, encore sous le choc. Ce n'est pas ce qui était prévu ! Pas du tout ! Mais alors, du tout, du tout ! A la façon dont tout le monde me regarde et attend ma réaction, je me sens piquer un fard et lève mécaniquement mon verre à mon tour avec un sourire faussé.

- A Jade !

-

Quelle-Puce est ma jument favorite depuis presque dix ans. Ensembles, nous avons tout traversé : mes plus grandes joies, mes plus grandes peines, ma maladie... Elle est le seul être vivant avec lequel je me sente bien. Avec lequel je me sente... moi-même. On dit que les malades s'attachent souvent aux animaux et je les comprends. Quelque part, ils ne sont pas contrariants.

Quelle-Puce se fraye donc un chemin dans la garrigue sauvage et brûlée environnant le centre, fauchant au passage quelques brassées d'herbes desséchées. Pour la première fois, je ne prends même pas la peine de l'en empêcher. J'observe le soleil se coucher sur l'horizon dégagé sans rien dire, perdue dans mes pensées.

- Lizzie ! Attends !

Je lance un coup d'œil en arrière. Sur la si petite et lointaine silhouette de Jade, perchée sur un hongre bai tout en muscles et en tempérament nommé Kali. Je devine à ses larges mouvements de bras qu'elle sourit, heureuse de me retrouver. Moi, je ne le suis pas.

Deux mois se sont écoulés depuis le jour de sa remise de diplôme à l'université de Genève. Deux mois durant lesquels il m'a fallu sourire et rester aimable à toutes les félicitations de circonstances quand à mon entrée sur le célèbre campus suisse. Un calvaire bientôt terminé puisque les vacances doivent prendre fin d'ici peu. Selon mes calculs, dans moins de deux semaines, les écoles françaises rouvriront leurs portes et la vie reprendra petit à petit son cours pour les deux millions soixante-treize mille étudiants français. Deux millions soixante-treize mille étudiants, le chiffre annoncé par la télévision française ce midi. Deux millions soixante-treize mille étudiants dont je ne ferais pas partie. Grâce à Jade selon mes parents, à cause de Jade selon moi.

- Vas moins vite Lise ! C'est une balade, pas une course !

- Tu n'as qu'à accélérer l'allure, je bougonne.

La belle blonde accuse le coup, sidérée.

- Okay... Alors dis-moi, qu'est-ce qui ne va pas au juste ?

- Tout dépend. Qu'est-ce qui te fait dire que ça ne va pas ? je réponds, un peu sèchement certainement.

- Je ne sais pas, minaude-t-elle, méfiante, peut-être le fait que tu n'as pas dit un mot depuis notre départ du centre, ou que tu as passé pas moins de deux heures au téléphone hier avec Nico. Ou encore que tu n'as pas touché à un seul morceau de la tarte aux fraises que maman avait spécialement faite pour toi.

- Je me sentais barbouillée. Et j'essayais de voir si Nico pouvait passer avant notre départ dimanche.

- Et alors ? s'enquiert Jade d'une voix douce.

Mon silence l'abstient de tout autre commentaire. Je n'ai pas envie d'en parler et c'est suffisamment clair comme cela.

- Tu sais, tu auras tout le loisir de le revoir pendant les vacances sco...

- Ne me dis pas quand j'aurai le « loisir » de le revoir s'il te plaît ! je m'insurge en pivotant sur ma selle pour lui faire face. Après tout, c'est à cause de toi si on doit se séparer ! De toi et de toi seule !

Pour la première fois, Jade semble sincèrement surprise.

- Attends... alors c'est pour ça que tu fais la tête depuis deux mois ? Parce que J'AI réussi à te dégoter une place dans l'une des meilleures universités européennes ?

- Mais si tu savais comme je m'en fous qu'elle soit parmi les meilleures ! ricané-je.

- L'université de Genève forme les plus grands étudiants du monde, proteste Jade, tu devrais te sentir honorée d'en faire prochainement partie !

Je me retiens de pouffer amèrement de rire.

- Sincèrement ? demandé-je, je devrais me sentir « honorée » ?

- Oui. Je l'étais moi, en tout cas.

- Mais je ne suis pas toi Jade ! Je n'ai jamais demandé à partir à l'autre bout de la planète pour mes études !

- Genève n'est pas à « l'autre bout de la planète » Lise, s'il te plait. C'est à moins de six heures de train d'ici ! Et puis, tu disposeras de moyens de travail inégalés en Europe. Les professeurs sont extrêmement gentils et ils te formeront vraiment en prof...

- Mais Jade je m'en fiche de tout ça ! Est-ce que tu ne peux pas comprendre, pour une fois, que je m'en fiche ?! Tout ce que je voulais, c'était suivre des études de médecine à Toulouse, et rejoindre Kate et sa bande...

- Tu veux dire cette bande de dépravés ? s'insurge Jade en freinant sa monture, stupéfaite. Tu es en train de refuser une place dans une grande université pour cette bande de pétasses en mini-jupes et cuissardes ? Tu n'es pas sérieuse j'espère ?

C'est à mon tour d'être subjuguée par les propos de ma sœur. C'est très certainement la première - et sans aucun doute la dernière - fois que je l'entends prononcer ce genre de discours. Pétasses... Je reste choquée, mais aussi profondément blessée par sa remarque.

- Ce sont mes amies Jade et... je reprends d'un ton quelque peu radouci.

- Crois-moi, elles ne sont pas tes amies ! La seule chose qu'elles font, c'est profiter de toi ! De toi et de tes capacités.

- Ce n'est pas vrai ! protesté-je, outrée que ma propre sœur puisse penser ça de mes amies.

- Pas vrai ? Dis-moi Lise, c'était quand la dernière fois que Kate et sa bande se sont pointées à la bibliothèque pour t'aider à préparer un exposé, ou pour discuter dissertation ? Hum ?

Je me contente de fixer la ligne d'horizon sans rien trouver à redire. Dans un sens, je l'ai toujours su. Je le savais depuis le premier jour où Kate et ses amies ont débarqué dans ma vie, à peine quelques jours après l'obtention de ma première voiture. Je l'ai su dès le premier texto échangé entre nous – « Tu nous emmènes en boîte ce soir ? » -, dès la première phrase sortie de son horrible bouche maculée de gloss rouge et crayon. Mais j'aimerais tellement que Jade ait tort. Une fois. Une simple fois. Rien que le fait qu'elle puisse encore avoir raison m'insupporte. Et cela ajoute une excuse supplémentaire au fait que je puisse la détester autant que je l'aime.

- Au moins, avec elles, je ne me sens pas seule. Je ne me sens pas... abandonnée. Invisible.

Une pointe de désespoir perce dans ma voix. Jade doit s'en apercevoir car son visage se décompose doucement. Elle sait que le vrai problème se situe en réalité ici. Dans cette simple phrase, prononcée en évitant soigneusement de regarder la source du conflit. Elle passe une langue rêche sur ses lèvres et presse les flancs de son étalon pour venir chevaucher botte à botte, posant une main douce sur la mienne.

- Hé, Lise. Ce n'est pas « l'autre bout du monde » je t'assure. Des amies, tu t'en feras surement beaucoup d'autres là-bas. Des filles comme toi.

- Comme moi ? ricané-je en reniflant, les larmes aux yeux. Non. Je ne crois pas, non.

- Ce n'est pas ce que je voulais dire Lizzie.

- Pourtant c'est ce que tu as dit.

- Tu me comprends. Et puis, je ne serais pas loin. Berne n'est qu'à deux heures de train de Genève. Au moindre soucis, je saute dans ma voiture et je serais à l'école en moins de deux.

Elle marque une courte pause, cherchant visiblement les bons mots cette fois-ci.

- Tu as d'excellentes capacités Lise. Et si ce qui te plait, c'est la médecine alors soit, vas-y, fonces ! Crois-moi, Genève est une opportunité exceptionnelle, tu ne dois pas la rater !

- Tu crois ?

Je tourne un regard timide dans sa direction. Ses traits se radoucissent et elle me prend dans ses bras. Des bras frêles mais doux, agréables.

- Je t'aime énormément Lise et je ne ferai jamais rien qui puisse aller à ton encontre, je te le promets.

Je lui renvoie son sourire. Une larme s'échappe malgré moi et roule sur ma joue. Jade dépose délicatement son pouce afin de l'essuyer, les yeux brillants. Dieu comme tout ça va me manquer...

***

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