Partie I - Déni (1.6)

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1.6 - Thomas Leyen

[Lundi 7 septembre, rentrée scolaire, 00h25]

J'ai encore du mal à croire que je me sois aussi facilement laisser entraîner dans ce calvaire. Cette fête sort vraiment de ma zone de confort habituelle. Je suis plutôt du genre « soirées en petit comité », et pas avec des inconnus complètement bourrés, sous une musique techno insupportable.

Pour comble, à peine arrivé, voilà que je renverse une partie de ma bière sur une jeune fille visiblement pressée de disparaître dans les toilettes, ne me laissant pas le temps de m’excuser au passage. Zeïa me lance un regard dénué de toute expression en haussant les épaules avant de nous entraîner vers la piste de danse. A l’ordinaire, je n’aurais pas refusé cette opportunité de me défouler un peu, de me vider l’esprit mais ce soir, c’est tout bonnement impossible. J’ai la furieuse impression que tous les regards dévient dans notre direction à Zeïa et moi. Je sais que je dois être sans doute un peu parano – parce que la probabilité que l’un d’entre eux sache qui je suis est presque nulle – mais je n’arrive pas à me détacher de cette sinistre impression…

J'avale une nouvelle gorgée en regardant Zeïa en grande conversation avec deux filles visiblement ravies de la rencontrer sur la piste de danse et dont la dissonance physique est frappante : là où l’une ressemble presque à une apparition fantomatique dans l’obscurité nébuleuse de la salle, l’autre pourrait se fondre avec aisance dans le décor. Mon regard est brusquement attiré par une silhouette redescendant les escaliers en essuyant d'un revers de mains le coin de ses yeux. La fille de tout à l'heure...

Je prends le temps de l’observer. Elle me dit quelque chose… Je la vois passer devant moi sans me voir et se diriger vers la cuisine. Elle semble… triste. J’hésite un instant. Il s’agit sans doute d’un chagrin de cœur, rien d’important et ce ne sont pas mes affaires mais la détresse dans son regard a quelque chose d’horrible. Je la regarde se servir un shoot d’un alcool fort qu’elle avale d’une traite avant de s’en servir un second. Elle doit vraiment être malheureuse pour en arriver là… Le fin de la bouteille y passe complètement et, alors qu’elle se retourne pour en attraper une autre et se resservir – encore -, son bras heurte la main d’un jeune homme sur sa route. Quelque chose tombe à terre.

- Oh ! Pardon ! s’excuse-t-elle en se baissant pour ramasser une plaquette en aluminium.

Le jeune homme est plus rapide et s’empresse de fourrer le blister dans la poche de sa veste. Elle pâlit un peu plus en croisant son regard foudroyant. Elle doit visiblement le connaître. L’expression du jeune homme se radoucit en voyant son visage déconfit.

- Je… Je dois… Je devrais y aller, bafouille-t-elle en tentant de se frayer un chemin hors de la pièce.

L’homme lui attrape le poignet pour la retenir.

- Attends Lise… tu as pleuré ?

Lise… Les images des cours de la journée se rassemblent instantanément dans ma tête. Lise Valriez. Une jeune femme brillante, réservée, avec un fort accent qui avait fait la risée du premier cours de la journée avant qu’elle n’impose l’étendue de ses connaissances en maths et en littérature devant le reste d’une promo médusée.

La voix du jeune homme n’est en tout cas pas moqueuse cette fois-ci. Juste… étonnée. La jeune femme fuit son regard tandis qu’il insiste doucement.

- Lise, on ne voulait pas…

- Lâche-moi !

Elle a hurlé si fort que plusieurs personnes autour d’eux se sont retournées pour les regarder. Le jeune homme lâche prise, totalement décontenancé et elle titube en arrière avant de se rattraper fébrilement au bord d’un buffet, à la place inopinée.

- Laissez-moi… murmure-t-elle en disparaissant au milieu de la foule stupéfaite.

J’hésite à nouveau en la regardant s’éloigner. Leurs histoires ne me regardent absolument pas mais on ne peut décemment pas la laisser rentrer seule, comme ça, dans son état. De une, elle risquerait de se perdre ; de deux, de s’évanouir ou de dégobiller ses tripes avant même d’avoir gagné la porte d’entrée ; et de trois… Je préfère ne pas trop imaginer ce qui pourrait se passer si elle rencontrait un autre gars dans le même état. Je pose donc mon verre à contrecœur pour m’extirper à mon tour de la foule d’étudiants jusqu’à la pelouse extérieure.

Je ne prévois pas de l’accoster, ça serait mal venue de ma part et elle risquerait de prendre peur. Et je passerais alors pour le fameux gars aux manières un peu trop insistantes. Je vais simplement la suivre. A distance. Juste au cas où. Sans vouloir me jeter des fleurs, je suis assez doué pour ce genre de filature improvisée. Malheureusement, à peine sorti du bâtiment, elle a déjà disparu. Envolée. Je hausse les sourcils, décontenancée. Ok, elle est peut-être encore plus douée que moi finalement.

Je m’apprête à me retourner pour arpenter les environs à sa recherche mais je heurte de plein fouet un gars en blouson de cuir noir et roulé aux lèvres. Le petit briquet qu’il tenait entre ses doigts chute sur le sol.

- Excuse-moi, dis-je tandis qu’il se baisse pour le rattraper.

- Ch’est rien.

Il me lance un large sourire en tirant une bouffée de sa cigarette – qui, soit dit en passant, ne sent en rien l’odeur de la nicotine classique -. Ses yeux me regardent plusieurs fois des pieds à la tête tandis qu’il fronce les sourcils.

- On ne se serait pas déjà vu quelque part mec ? Tu ressembles à quelqu’un que je connais…

Je secoue furtivement la tête.

- Non, je ne crois pas. Je suis en première année ici.

Il acquiesce sans trop insister et je lui en suis reconnaissant, mais son regard ne me quitte pour autant pas une seule seconde.

- Tu fumes ? me propose-t-il en me tendant sa cigarette.

- Non, désolé.

Il hausse les sourcils.

- Fais pas ta chochotte mec, elle est pas chargée, je t’assure.

J’hésite. Et finit par attraper le roulé entre mes doigts avant de la porter à ma bouche. La première bouffée m’arrache une quinte de toux rauque. C’est dégueulasse ce truc…

- Pas chargée hein ? fais-je remarquer.

Il rit.

- C’est parce que tu n’as pas l’habitude, dit-il en récupérant sa cigarette avec un sourire. Je m’appelle Estéban et toi ?

- A… Thomas, me rattrapé-je de justesse en lui tendant une poignée de mains.

Il la regarde avec un nouveau sourire amusé avant de la serrer. Un éclat de voix attire brusquement son attention. Un peu en retrait, dissimulés dans l’un des coins du bâtiment, trois étudiants semblent pris par une conversation très animée. Estéban fronce les sourcils.

- Viens, suis-moi.

Je m’exécute et lui emboîte le pas tandis qu’il s’avance, mains dans les poches et de sa démarche nonchalante, jusqu’au petit groupe.

- Yo les mecs ! Tout va bien ?

Il passe un bras par-dessus les épaules de deux autres étudiants en leur adressant un large sourire. Son regard passe tour à tour d’un jeune homme aux cheveux mi-longs d’un brun sombre au trentenaire aux cheveux blonds décolorés dressés en pointes éparses sur sa tête en face de lui.

- Un problème Nate ? répète-t-il à son intention.

- Ouais, répond l’interpellé en fronçant les sourcils, ton pote n’a toujours pas réglé ses dettes. [Puis, se tournant vers le jeune homme brun] Cinquante Matt, je peux rien faire d’autre. Pas moins, tu me dois déjà un bon paquet de fric.

- Putain, déconne pas Nate ! s’exclame Matt. Je t’ai dit que je te rembourserai tout à la fin du mois quand je toucherai ma première paye !

- Tu m’as déjà dit ça il y a un mois ! Et devine quoi ? Ben j’attends toujours ! Je suis qu’un passeur mec, c’est pas moi qui fait les règles ! Et la personne à qui je l’achète, ben c’est pas une grande fan des dettes. Alors sois tu me payes comme convenu, soit je vais être obligé de venir récupérer moi-même le fric et crois-moi mon pote, ça m’enchante pas !

La tension est palpable dans le petit groupe. Une simple étincelle et tout explose. Estéban pousse un soupir et fouille un instant dans ses poches avant d’en sortir une petite liasse de billets. Il compte rapidement et en extirpe quelques-uns.

- Tiens, dit-il en les tendant au dénommé Nate, voilà le compte pour cette fois.

- Mec, fais pas ça ! le supplie Matt en ouvrant des yeux ronds, c’est bon je pouvais m’en passer…

- Tu me rembourseras plus tard, annonce Estéban. Je suis un peu plus laxiste.

- Merci mec, tu me sauves, souffle Matt en passant une main dans ses cheveux bruns.

- Ouais, enfin je serais pas toujours là pour sauver ton cul donc fais plus attention la prochaine fois, ok ?

Matt hoche la tête. Nate attrape les billets d’un air méfiant, en contrôle rapidement l’authenticité du coin de l’œil avant de les recompter.

- C’est bon, t’as le compte ?

Il acquiesce en silence avant de tendre un petit sachet en plastique transparent à l’étudiant.

- Tiens, barre-toi maintenant.

Matt fourre le plastique dans l’une des poches de sa veste avant de se détourner, sans un mot.

- Bon alors, assez parlé de lui, reprend Estéban avec un sourire, c’est la soirée de rentrée, je viens de me taper une putain de journée de merde à écouter des vieux me parler de finances et d’exos de maths pourris, alors j’ai bien l’intention de profiter à fond de cette putain de fête ! Est-ce que t’as des trucs pour nous ? C’est moi qui payes.

Nate semble me découvrir pour la première fois. Il fronce les sourcils en me toisant avec méfiance. Pour le coup, j’aurai préféré disparaître de la circulation moi aussi. Ce n’était absolument pas prévu que je me retrouve dans ce genre de situation.

- C’est qui lui ? demande-t-il avec un signe de tête en faisant jouer ses doigts sur la ceinture en cuir de son jean.

Tous les regards se tournent dans ma direction.

- Oh lui ! No stress, il est avec moi, le rassure Estéban. Allez mec, nous fais pas attendre c’te plaît !

Nate hoche la tête avec un demi-sourire qui en dit long sur sa façon de penser.

- Je devrais pouvoir vous trouver ça au coffre. Bouge pas.

Il glisse une cigarette entre ses lèvres qu’il allume avant de se détourner pour se fondre dans la nuit.

- Alors, qui c’est le meilleur ? s’extasie Estéban en sautillant sur place comme un gamin surexcité. Qui c’est qui va terminer cette soirée en beauté mon pote ?

- Cesse de jouer au con, le sermonne son camarade en venant s’adosser au mur du bâtiment, tirant sur une petite cigarette blanche.

- Oh allez, détends-toi ! Qu’est-ce qui t’arrives ? Tu flippes maintenant ? C’est à cause de la rousse ?

- Non, rien à voir… grogne le jeune homme, mais ma mère est sur les nerfs. Si elle apprend que je suis sorti en douce de chez moi pour venir à cette soirée…

- Que dalle mec ! Elle saura rien, crois-moi ! T’es mon pote ou pas ?

Le jeune homme sourit en secouant la tête dans l’obscurité. Nate revient enfin, un sachet à la main.

- Tiens, ça te fera…

- Ouais, attends, c’est bon, le coupe Estéban en farfouillant dans les poches arrières de son jean afin d’en sortir deux billets. Je connais les prix.

Il les glisse précautionneusement dans la main du passeur et en récupère le précieux sachet avant de se détourner pour le secouer devant nous avec un large sourire.

- La soirée est assurée les mecs ! Ça faisait plaisir de refaire affaire avec toi Nate ! déclare-t-il en envoyant un clin d’œil amical au passeur.

Je suis tenté d’en profiter pour me filer en douce mais Estéban est plus prompt et passe une main autour de mes épaules en souriant.

- Tu viens avec nous ? propose-t-il en me regardant. T’inquiètes pas, ça craint rien et puis, je te l’ai dit, t’es à la fac maintenant…

-

Je n’ai encore jamais touché de drogues de ma vie. Sérieusement, je fais partie de ces personnes qui n’ont même encore jamais porté une seule minable cigarette à leurs bouches. Alors je sens mon cœur battre avec force au fond de ma poitrine lorsque, après s’être assuré que personne ne nous avait vu entrer – et cela aurait été bien difficile au vu de l’état de la plupart des invités à cette heure tardive -, Zacharia ferme précautionneusement la porte des toilettes dans son dos avant de s’approcher des lavabos où Estéban est occupé de couper de minuscules comprimés.

- C’est bon, annonce-t-il en se penchant pour contrôler l’œuvre de son ami, RAS, on peut y aller.

Estéban trépigne réellement d’impatience, comme un gamin à qui l’on aurait promis la surprise du siècle.

- Putain mec ! Je te dis pas comme j’ai attendu ça ! Allez, sers-toi !

Zacharia observe un instant les petits morceaux blancs disposés sur le rebord du lavabo avant d’en prendre un sur le bout de son doigt. Estéban en sélectionne deux et se tourne pour m’en tendre un. Je le récupère précieusement au creux de ma paume.

- Tu… tu es sûr que ça craint rien ? demandé-je en fronçant les sourcils.

Estéban sourit largement.

- Tu ferais mieux de t’asseoir si t’es pas habitué, se contente de me prévenir Zacharia en venant s’adosser à un mur.

- Bon allez, on se le prend ce truc ? Santé les mecs !

Nous portons tous les trois le minuscule morceau blanc à la bouche. J’avale sans trop réfléchir, de peur de finalement me raviser et passer pour un abruti et un trouillard. En quelques secondes, les premiers effets montent. La sensation de chaleur, de plénitude, de plaisir. Mes sens se brouillent, ma vue se décompose petit à petit et je me sens perdre l’équilibre. Zach avait raison : j’aurais dû m’asseoir. Mais je ne l’ai pas fait alors bref, je me retrouve à tanguer dangereusement sur le sol mouvant. Zacharia a fermé les yeux afin d’absorber chacune des sensations parcourant son corps. Estéban rit en se mordant la lèvre, le regard braqué sur moi.

- C’est cool hein ? demande-t-il.

Je souris. Comme un idiot. Et je ris. Parce que je ne peux pas m’empêcher. Alors même que cette situation n’a rien de drôle.

- Ouais, carrément !

Zach esquisse un sourire.

- Merde ! Putain !

Estéban est pris d’un brusque haut-le-cœur. L’instant d’après, il a disparu de mon champ de vision. Je sens mon estomac remonter jusque dans ma gorge moi aussi. Je crois que ce n’était vraiment pas une bonne idée finalement. Je titube jusqu’à une cabine au hasard. La seule chose que je suis capable de faire, c’est me laisser glisser jusqu’au sol.

Lorsque je rentre dans ma chambre ce soir-là en titubant et me tenant la tête – et jurant d’avoir été aussi si stupide de tenter ce truc avec ces deux gars que je ne connaissais ni d’Eve, ni d’Adam -, une enveloppe m’attend sur mon lit. Une grande enveloppe en papier kraft même pas fermée. J’ai la tête qui tourne et le cerveau encore un peu décalqué mais je m’assois quand même pour l’ouvrir. A l’intérieur, il y a un tas de feuilles blanches. Vierges. Seule la première comporte une inscription. En lettres capitales. Taille 40. Et en italique. Un peu comme dans les films. Et il est écrit :

« Première partie »

***

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