Crépuscule.
Cela faisait un moment que nous étions assis côte à côte sur ce banc.
Nous savions tous deux, nous le sentions, surtout moi d’ailleurs mais comment aurait-il pu en être autrement au vu du poids de sa présence qu’il nous faudrait briser le silence. Je m’y refusais obstinément. Je serrais poings et gencives et continuais, en espérant en trouver d’autres, à compter et recompter les mégots décolorés qui pourrissaient le gravier verdâtre.
- On continue comme cela ?
- J’ai tout mon temps, lui répondis-je, tout en sachant, le formulant, que ce ne serait probablement pas le cas.
- Le crois-tu vraiment ?
A vrai dire, je n’en savais fichtrement rien ou plutôt, j’en étais certain, ce n’en n’était pas le cas ! Sinon pourquoi, ici, maintenant avec moi ?
Je me voyais couché sur les lattes trempées du sang de mes prédécesseurs, le couperet affamé dansant avec fébrilité au bout de sa corde, quelques fractions de seconde au-dessus de ma nuque et j’usais de détours, à peine déguisés pour m’en éloigner...quelques secondes encore. Elle le savait.
- On continue comme cela ?
J’hésitai un instant mais elle me devança.
- Tu sais qui je suis n’est-ce pas ?
Et comme si accroché par quelques doigts tétanisés de douleur à un parapet, pendant désespérément au dessus du vide, je m’étais résigné à en accélérer l’issue, j’ouvris les mains et entamai la chute fatale.
- Oui.
- Bien me répondit-elle. Elle poursuivit.
- Puis-je te poser une question ?
- J’ai tout mon temps.
Elle sourit mais son sourire en dit long sur la naïveté de ma réponse. Alors que je m’apprêtais à me corriger, elle sourit encore m’enfonçant de la sorte encore plus profondément dans ma bêtise. Je me tus.
- Cela m’intrigue toujours de voir avec quelle passion, quelle détermination, vous, vous êtes obstinés à en gâcher la plus grande partie. Mensonges, mensonges encore, arrogance, tromperies, égoïsme, vanité…Quelle déploiement de subterfuges pour nuire et nuire encore. Vous nuire mutuellement…toujours et toujours plus. Vous vivez, disons, 80 ans et vous en passez 60 à échafauder vos plans de Réussite, de Richesse, de Ruines…
Elle changea de ton et accentua la première syllabe de ces mots en les appuyant d’un « R » guttural, germanique, oublié… qui me glaça le sang plus qu’un râle n’eut pu le faire et continua en se reprenant
- Mais bon, il n’est donné qu’aux papillons de ne gâcher aucune seconde de la leur. J’aime, le soleil couchant, le froid reprenant ses droits, les voir battre des ailes quelques dernières fois à la manière de ceux qui se noient. Car eux seuls n’en n’ont gâché aucune... de leur secondes de vie.
- C’est donc cela le grand mystère…
- Quel grand mystère me dit-elle ?
- La fin, la mort. Une silhouette sur un banc, une voix et des reproches pour l’éternité. Aucune réponse ? Juste des reproches ? Dans ce cas, allons-y !
Elle sembla décontenancée et voulant me montrer son omnipotence, continua.
- Pour toi, je ferai une exception. Fini pour fini, régale-toi. Je t’offre deux questions et leur réponse.
- Tu es la pire des choses qui me sera arrivée, garde-les tes questions, allons-y !
Elle s’emporta.
- Non, c’est la loi, c’est comme cela, ceux à qui je m’adresse avant leur trépas ont droit à deux questions sinon…
- Sinon quoi ?
- Tu verras mais moi, indéfectiblement, je serai là demain, le jour d’après et celui d’après encore et ce jusqu’à la fin des temps. Peux-tu en dire autant ?
- Certes non ! Je n’ai pas toutes tes cartes alors voici. Je réfléchis quelques instants…et lui dis
- Je me moque de savoir quand, comment, ce qu’il y a après. Je m’en moque car c’est inéluctable. Alors voilà ma première question. « As-tu une question à me poser, juste une La question qui te hante depuis l’éternité ? ».
Je pensais la désarçonner mais ce ne fut pas le cas.
- Depuis que la pensée existe, divine ou pas, depuis que j’existe depuis que j’officie mais surtout depuis que Vous existez, je me pose une question…
- Je t’en prie, je t’écoute.
- Vivre en vaut-il la peine ?
Elle me foudroya. Ma vie défila, toute ma vie. Un silence long, comme le sont tous les silences pesant, m’écrasa. Elle n’avait pas eu tort. 80 ans et 60 dédiés à ma personne. Il en restait 20 ou 15, éparpillés par tranches de secondes…
Les premiers sourires de ma mère, des bras chauds me ballotant, des voix qui parlaient au cœur, directement à mon cœur.
Par tranches de minutes… un château de sable, une pèche aux crabes, la marée qui monte et qui descend et ces voix qui me parlaient au cœur.
Par tranches de jours… des vacances sous tente, la toile qui se déchire, de l’eau, du froid, des rires et ces voies qui me parlaient au cœur.
Par tranches de mois…Anniversaires, fêtes en tout genre, cotillons et serpentins et ces voies qui me parlaient au cœur.
Par tranches d’années, des naissances, trois enfants, et leurs voix, la leur et celle de leur maman qui me parlaient au cœur.
Et alors, que j’étais assis sur ce banc, alors qu’elle, la sordide ne pensait qu’à cela, à gagner, à m’emmener, m’extirper…
- Oui, cela en vaut la peine, pour une raison qui échappera à tous les papillons. L’Amour.
Je continuai.
- « En avons-nous fini ? »
Deux questions…
- Allons-y, il se fait tard….
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