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Ce que j'aime en vacances, c'est de pouvoir veiller tard le soir, seul devant la télé du salon. Même le dimanche. Je baisse le son si bas que j'entends tout juste. C'est encore un peu tôt. Je visionne sans engouement l'émission qui précède le film. Culturepub... Des publicités étrangères y sont présentées. Certaines sont bizarres... Le générique aussi est bizarre, avec ce chpoum ! répété plusieurs fois et suivi d'un badoumba !, le tout complété d'une espèce de voix d'opéra assez inquiétante.

Pour patienter, je vais apporter la dernière touche au portrait de Roubine. Sa rousseur se devine mal, j'essaierai demain de colorer le dessin. La clarté de ses yeux bleus, en revanche, ressort bien. Je m'en suis pas trop mal sorti avec ce portrait, des sourcils plus arrondis n'auraient pas été de trop pour exprimer son regard déterminé. Des tâches de rousseur en plus grand nombre non plus ceci dit. Roubine est mon premier pote. Nos parents ont emménagé à peu près en même temps, en 1993, quand nous avions sept ans. Il était timide, n'osait pas sonner à ma porte et demander à mon père si je pouvais sortir. Il ne se défendait pas quand Harmonie et Sandra Bouvier, les sœurs jumelles du quartier, l'appelaient Roubignole. Vu qu'il m'était sympathique, je lui ai proposé mon aide pour une éventuelle vengeance. Il l'a acceptée, et c'est depuis ce jour qu'un lien indéfectible s'est créé entre nous. Qu'est-ce qu'on s'est fait plaisir pour cette vengeance, c'était odieux mais les deux petites pestes blondes l'avaient amplement méritée, surtout qu'à ce jour elles n'ont pas changé. L'idée m'était venue la veille, en rentrant d'Anse avec Maman.

Ah ! L'émission se termine, les choses sérieuses commencent enfin. Je m'installe confortablement, télécommande en main, l'index posé sur la première touche, au cas où quelqu'un débarque dans le salon. Ça commence.

L'intrigue tourne autour d'une bourgeoise qui, s'ennuyant dans son château, passe son temps à batifoler avec le majordome, la servante, et d'autres. En ce moment elle se dénude devant un pianiste moustachu, impassible, feignant l'indifférence. Tellement nul que ça en devient drôle. Puis dans ses films du dimanche soir, ils ne montrent jamais le sexe des femmes, ce qui est dommage. Je ne sais pas trop à quoi ça ressemble, un vagin. J'ai vu les schémas dans les livres de biologie, je sais qu'il y a une fente depuis qu'en CM1 une fille me l'avait montrée en échange d'un sachet de billes, mais je n'en sais pas plus.

N'empêche que moi aussi j'aimerais bien faire ce genre de choses. Avec Ophélie par exemple, même si ça ne se fera jamais. Elle est pénible mais jolie. À ce propos, il faudra que je pense à la quitter, là elle commence vraiment à me soûler. Même si ses câlins fades me tiennent en haleine entre les délicieuses, et trop rares, caresses d'Eva. Ah ! Eva... C'est elle que j'aimerais tripoter, embrasser, pénétrer... Et je sais que c'est faisable ! Elle m'adore.

Le film tire en longueur, rien de sexuel à se mettre sous la dent. Je jette un œil sur mon dernier portrait. J'ai vraiment l'impression que Roubine me regarde. Quand je repense à cette vengeance, je me rappelle à quel point ce gars peut être allumé. Cette matinée de printemps ne quittera jamais ma mémoire. Pour la première fois, j'avais bravé l'interdit qui m'empêchait de quitter le lotissement sans autorisation. Si mes parents l'avaient su, je me serais pris une dérouillée du tonnerre, bien pire que celle subie à la fin de cette journée. Nous avons enfourché nos vélos et pédalé cheveux au vent jusqu'à la départementale qui rallie Anse et Villefranche. Après quinze minutes de route et quelques klaxons à notre encontre, nous avons trouvé l'objet de notre intérêt. Ce hérisson mort que j'avais remarqué la veille gisait encore sur le bitume en bord de route, bouche ouverte, éventré, les organes à vif. Un petit bataillon de mouches, vertes et grosses, gravitait autour du cadavre. De mes propres yeux je n'avais jamais vu une créature morte.

La mort, jusque-là, n'existait que dans les films. Je n'étais même pas autorisé à regarder Papi dépecer le lapin qui plus tard m'arrivait chaud et tendre dans l'assiette, donc très différent de son aspect initial.

Nous avons observé la bête trente secondes, écœurés et fascinés par toute cette pourriture rose et sèche, étalée sous les rayons brûlants d'un soleil de mai. Puis Roubine, après avoir enfilé ses gants, a prélevé l'animal par son dos piquant, sans sourciller, comme s'il cueillait un champignon, et l'a lâché dans un sac plastique. Après cela, il ne nous restait plus qu'à rentrer au quartier, le sac suspendu à une poignée de guidon. Une fois de retour...

Ah ! La scène à venir a l'air sympa. Un type, dans ses habits de cavalier, se déshabille devant la bourgeoise émoustillée. Merde ! Y a un malaise ! Des bruits de pas approchent. Cette façon de marcher c'est Maman. Changement de chaîne.

— T'es toujours pas couché Dany ? Qu'est-ce que tu regardes ?

— Euh... un film. Je sais pas trop de quoi ça parle, je l'ai pris en cours. Indifférente, elle se sert un verre d'eau avalé d'une traite, et quitte le salon pressée de se recoucher.

— Ne te couche pas trop tard. Bonne nuit !

— Bonne nuit !

Allez ferme la porte. Voilà. Je me dépêche de remettre le film. C'est bon, la scène du cavalier n'est pas finie. Il se tient derrière elle et lui caresse les seins. Ça la fait jouir. Ils nous prennent vraiment pour des cons. En plus il veut nous faire croire qu'il la pénètre alors qu'il y a de quoi placer une troisième personne entre lui et sa partenaire. La scène se termine...

Et cette histoire de hérisson, quel plaisir de se la remémorer... J'en étais où ? À notre retour au quartier, nous savions qu'une caisse de jouets appartenant aux sœurs Bouvier traînait devant leur maison, près du garage. Nous avons attendu qu'elles et leurs parents s'en aillent comme chaque dimanche à la même heure. Puis au moment venu, nous avons escaladé le portillon et jeté l'animal mort dans la caisse, parmi les poupées, les quilles et les raquettes.

Toute l'après-midi était consacrée à guetter le retour des deux sœurs. Quand elles sont revenues, nous tournions en vélo aux abords de leur maison puis avons arrêté nos véhicules dès lors qu'elles ont rouvert leur caisse de jouets. Nous les avons espionnées, cachés derrière une colonne jouxtant le portillon, et avons savouré ce moment où l'une des deux gamines a demandé à l'autre ce qu'était cette chose bizarre, puis poussé un cri strident en jetant au sol la bête qu'elle tenait par les organes liés comme un chapelet de saucisses. Les deux pestes pleuraient si fort que leur père est sorti en trombe et nous a vu courir en riant comme deux gnomes malfaisants. Juste après, leur père est parti sonner à la porte du mien.

Roubine et moi nous sommes réfugiés à l'autre extrémité du quartier. Malgré la distance, j'ai entendu mon père hurler mon nom. Je ne pouvais que me résigner à rentrer. De retour sur le lieu du crime, nous étions attendus par mon père et celui de Roubine. J'ai reçu une paire de gifles et Roubine s'est fait tirer par l'oreille jusqu'à chez lui. Il pleurait comme le gosse qu'il était. Malgré une douloureuse fin de journée, cette expérience a scellé notre amitié. J'en ai appris beaucoup sur lui ce jour-là, à commencer par son prénom : Arthur. Arthur Bignol. Dans ma tête je l'avais toujours appelé Roubignole, ce surnom qui mélange son nom et sa couleur de cheveux, que j'entendais de la bouche des sœurs Bouvier et que j'ai ensuite abrégé, en  marque de respect, en Roubine. J'ai aussi découvert son aisance à manipuler des choses que beaucoup refuseraient de toucher. À la mort du canari de Ludo par exemple, c'est Roubine qui portait le cadavre jusqu'à ce trou creusé dans un terrain vague pour enterrer l'oiseau...

Pub ! 3615 Ulla. Aucun intérêt, plus personne n'a le minitel aujourd'hui. Dans la publicité suivante, une blonde allongée sur un canapé, le téléphone en main, nous invite à appeler le 08 36 69... Ah oui ! Faut que je note sur une feuille un numéro de ce genre. Voilà de quoi se marrer avec les copains, dans les cabines téléphoniques. Une fois cela fait j'irai me coucher, l'esprit traversé d'images d'Eva déguisée en bourgeoise, et de moi en cavalier...

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