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Un jour, dans quelques années, pourquoi pas à la fin de mes études, je m'imagine partir en mission humanitaire ou autre chose du même genre. Je ne m'imagine pas vivre sans interruption au même endroit, entouré des mêmes paysages. Un besoin d'explorer d'autres facettes du monde me motive. Et c'est dans les moments où j'ai le bourdon que mon désir de voyage humanitaire tient une plus grande place dans mon esprit.

Cette ambition date de mon enfance. J'entends encore la voix de cet instituteur de l'école primaire. On l'appelait Maître. Une personne très impliquée dans son travail, dans la transmission de valeurs qui lui étaient chères, comme notre devise Liberté, Égalité, Fraternité, le respect de son prochain et de ses différences, ou l'importance du droit de vote. Je me souviens d'un cours où, après une tirade scandalisée en réaction au fort taux d'abstention à une élection, ce maître nous avait assuré que celui qui plus tard n'irait pas voter se ferait tirer les oreilles. La classe riait et le maître surenchérissait en ironisant sur le sérieux de ses propos.

Cet instituteur, sans le savoir, avait créé une vocation en moi. Un jour, dans la cour de l'école, tout près du portail, je jouais avec Boris, Clotilde et d'autres gamins. Boris tenait dans ses mains un sandwich au thon préparé par sa mère, trop consistant pour son appétit d'enfant. Derrière le portail rodait un chat blanc et maigre, poussant des miaulements désespérés. Pris de pitié pour cette bête affamée qui frottait du bout de son museau les sacs poubelle posés près d'une benne, nous voulions lui venir en aide. Boris avait alors pris l'initiative de jeter son sandwich par-dessus le portail. Le chat avait trouvé son bonheur, au prix de notre malheur. Car l'instit' qui à notre grande surprise se trouvait sur le trottoir d'en face, à l'extérieur de l'école, avait vu le sandwich s'écraser au sol. Qui a jeté ce pain ? demandait-il, colérique, en se dirigeant vers nous. Aucun mot n'était sorti de nos bouches. Évidemment c'est personne ? Vous n'avez pas honte de gaspiller de la nourriture !? Pendant que d'autres rêveraient d'une simple soupe ? Vu que personne se dénonce vous allez tous me suivre !

Nous avions établi un code d'honneur : ne jamais dénoncer un camarade. Du coup nous étions tous contraints de suivre l'instit' et de finir la récréation dans une petite salle consacrée aux vidéos-projections. Le maître nous avait fait installer devant une grosse télévision dotée de boutons manuels pour choisir les chaînes. Maintenant, regardez bien la courte vidéo que je vais vous passer, avait-il informé.

Il s'agissait d'un extrait de reportage sur la famine dans la Corne de l'Afrique. On y voyait des enfants squelettiques, agonisant au soleil, à plat ventre sur le sable. L'un d'eux apparaissait en gros plan. Ses yeux semblaient gros sur son visage décharné. J'avais déjà entendu parler des problèmes de malnutrition en Afrique, mais la vision de cet enfant auquel je pouvais m'identifier réveillait quelque chose en moi de par ses cris, ses pleurs, son regard livide. Ou peut-être endormait quelque chose en moi. Mon ressentis était en fait indescriptible. Comme si une main serrait mon cœur. J'étais sous l'effet d'une sorte d'hypnose sinistre, anéanti de l'intérieur par la vision de ce petit être, fragile et innocent, né au mauvais endroit. Clotilde aussi semblait touchée. Boris restait indifférent, c'est en tout cas l'impression qu'il dégageait.

Une fois l'extrait fini, j'étais le dernier à quitter ma chaise malgré le tintement de la cloche, les yeux tournés vers le vide, l'esprit hanté par ce visage d'enfant dont les paupières cillantes annonçaient une mort imminente. J'avais même pensé au fait qu'à l'instant où je visionnais la vidéo, cet enfant ne vivait plus, n'existait plus que dans ma tête.

J'ai passé le restant de la journée déconcentré, noyé dans mon malaise, la conscience troublée, à me plonger dans mes souvenirs, me remémorer mes caprices d'enfant dans les rayons jouets des supermarchés. Aujourd'hui encore, je revois cet épisode dès que la moindre référence à l'Afrique rencontre mes yeux ou mes oreilles. Même ce petit garçon noir que je vois traverser la rue aux côtés de sa mère fait réapparaître cette image dans ma tête.

Finalement, il y a eu un avant et un après. C'est depuis ce visionnage que je me suis juré qu'un jour j'irai aider les plus pauvres. Je ne pourrai pas infiniment rester passif en étant conscient de la situation de certains ailleurs dans le monde. Je pense même avoir, ce jour-là, perdu une part de moi-même pour en gagner une autre, avoir posé un premier pied hors de l'enfance. Je me suis senti comme un vermisseau endolori de sentir pousser ses ailes de papillon.

Tout ça c'était avant, quand j'étais petit. Depuis, nous avons changé de siècle. Le premier automne du troisième millénaire approche, et il est seize heures. Clotilde n'est toujours pas là. En attendant, je vais me réécouter la cassette des Pink Floyd qu'elle m'a préparée. J'aime regarder les gens passer, assis sur mon banc, le casque sur les oreilles, quand je patiente. J'en profite pour penser au futur, quand je pourrai voyager et me rendre utile, loin de mon monde que pourrait envier ceux que je souhaite aider, ce monde qui m'offre confort et divertissement, me fournit un bonheur dont tout le monde sur cette Terre ne jouit pas. Un bonheur éphémère cependant, du moins jamais pleinement satisfaisant, perfectible à l'infini, de la même nature que tous ces jouets de mon enfance qui me ravissaient à leur découverte, puis me lassaient dès que d'autres, plus attrayants, se faisaient connaître.

Clotilde ne devrait pas tarder, c'est une habitude chez elle d'avoir du retard. Un vieil homme que je vois souvent traîner seul dans les environs, muni d'une canette de mauvaise bière, s'assoit sur mon banc. Je sens son regard s'attarder sur moi, il recherche certainement quelqu'un à qui parler. Je regarde les gens marcher vite, se ruer dans les boutiques, la circulation s'écouler lentement. Les klaxons interfèrent quelque peu la musique, je monte le son... The grass was greener... the light was brighter... the taste was sweeter...

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