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     Le printemps prend un peu d'avance, ça fait plaisir. Corinne et Clotilde prennent un bain de soleil sur la pelouse face à la fontaine, derrière la mairie. J'en fais de même à leurs côtés, légèrement à l'écart. Je profite aussi de ce doux soleil qui nous réchauffe sans nous brûler, en cette période de l'année où l'ombre est encore trop fraîche. Mes deux amies forment un T, la tête de Clotilde étant posée sur le bassin quelque peu dénudé de Corinne. Elles semblent dormir, mais ne font que se reposer, silencieuses, les yeux clos, les pommettes roses.

    Une grande amitié les lie. Malgré le fait de traîner tous les trois ensembles, nous ne formons pas réellement un trio, mais trois duos : Clotilde et moi, Corinne et moi, puis bien sûr Clotilde et Corinne. Les filles forment souvent des binômes, c'était déjà le cas au collège, pendant que les garçons se regroupaient en meute. J'observe les deux filles avec une certaine distance. Quand elles se prélassent ensemble comme maintenant, je sais qu'une bulle les entoure, les préserve du monde. C'est plus que flagrant chez Corinne. Au contact de la chair de Clotilde, elle découvre une sérénité absente dans son quotidien. Les garçons l'effraient toujours.

    Ces derniers temps elle est sortie avec un type de vingt ans. Il était brave avec elle au début de leur relation, lui montrait son plus beau visage, celui du romantique un peu rebelle, le genre à l'appeler bébé en lui caressant la joue. Cependant il l'embrassait très peu sur les lèvres, lui suçotait le cou abondamment. Selon lui car il n'aimait pas embrasser sur la bouche. À mon avis il la trouvait trop laide pour poser ses lèvres sur les siennes, visage contre visage. Corinne dispose de bons atouts physiques mais sa tête gâche tout, c'est un fait, une pensée à ne pas partager avec elle.

    En toute évidence ce type, un jour, a voulu consommer ce corps qui l'alléchait depuis des semaines. Après avoir entamé une étreinte fougueuse, il a glissé sa main sous le pantalon de Corinne puis lui a palpé l'entrecuisse. Sous le choc, elle s'est sentie agressée, souillée, mais son plus grand mal se trouve dans le plaisir fuyant, frissonnant, qu'elle a éprouvé contre son gré, comme le rire mécanique d'une chatouille.

    Corinne est ensuite partie en courant, toute chamboulée. Elle le voyait pour la dernière fois. Durant les semaines suivantes, la culpabilité la rongeait de l'intérieur. Elle aurait préféré ressentir une douleur que ce plaisir inattendu. Et elle n'a pas porté plainte, de peur que son père s'emporte dans une colère noire s'il apprenait que sa fille, ce soir-là, avait fait le mur pour rejoindre un type majeur. Tout ce que je sais de cette histoire provient de Clotilde.

    Cette sale expérience les a davantage rapprochées, elle et Corinne, toujours allongées à mes côtés. Elles remuent avec parcimonie. La main de Corinne effleure les cheveux rouges et blonds de Clotilde, descend jusqu'aux pointes bouclées et, d'un geste faussement négligent, échoue sur un sein puis s'en va aussi vite qu'elle est venue, telle une feuille morte portée par le vent.

     Clotilde esquisse un sourire béat mais retrouve vite un air sérieux et pointe l'index vers le trottoir.

    — Regardez ! C'est Joe !

    Ah oui en effet... Ça fait quelques temps qu'on ne l'a pas vu. Je le trouve préoccupé. Corinne l'interpelle. Il s'arrête à contrecœur, nous fait un signe de la main en continuant sa marche, et décide de nous rejoindre.

    — Je peux pas rester longtemps avec vous les mômes ! J'ai un train à prendre et je suis pas de bonne compagnie en ce moment...

    — Pourquoi ?

    — Parce que je suis en deuil ma douce...

    Il décèle de la curiosité dans nos yeux...

    — Mon pote Riton est mort cette nuit. Vous l'avez déjà vu, c'est le vieux qui squattait avec moi, il portait souvent un bonnet noir à rayures...

    Je vois... Le type pas très aimable qui fouillait les poubelles avec lui. J'aimerais m'entretenir avec Joe, lui tirer les vers du nez afin qu'il m'explique qui je suis pour lui, où et comment il m'a connu. Je ne l'ai jamais recroisé en ville depuis cette discussion vers la fête foraine, et pour une fois que je tombe sur lui, il est pressé, indisponible.

    — Un balayeur l'a retrouvé au petit matin, devant les poubelles d'un magasin, étalé sur des sacs éventrés. Il cherchait de quoi se nourrir, mais il n'a pas – à mon avis à cause de l'alcool – senti l'odeur d'eau de Javel qui imprégnait les déchets.

    Clotilde et Corinne font part de leur écœurement. J'en pense de même. C'est triste de mourir à cause d'un peu de nourriture destinée à brûler dans une déchetterie.

   — Faites pas cette tête les enfants ! Pour me consoler, je me dis qu'il est mieux où il est maintenant... Sa mort est désormais officielle. Ça faisait des années qu'il se sentait plus exister... Du coup je me sers de mes maigres économies pour prendre un train, changer de ville, changer d'air, ça me fera du bien... Quelle heure il est mon grand ?

    — 13h20. L'heure de bientôt retourner en cours...

    — Merde ! Ça me laisse peu de temps pour rejoindre la gare. Je vous laisse ! Ciao les minots !

    Il détale au pas de course en direction de la rue piétonne, disparaît vite après avoir dépassé le bureau de poste.

    — Joe ! T'as fait tomber quelque chose !

    Ah bon ! Corinne a l'œil vif, car moi je n'ai rien vu. Seulement elle a beau crier... Joe, déjà trop loin, ne reviendra pas. Nous marchons vers la rue qu'il vient d'emprunter, et Corinne ramasse un livre aux pages jaunies accompagné de son marque-page. Au sud de nulle part de Bukowski. Ce marque-page n'en est pas vraiment un, il s'agit d'une photo d'un enfant assis sur l'herbe, à côté d'un adulte. Je reconnais Joe, il doit avoir dans les vingt-cinq trente ans sur cette photo. Et cet enfant me fait penser à... Mais c'est moi ! Je devais être en maternelle à l'époque. Puis cet arbre en arrière-plan, épais et très feuillu, avec sa cavité sur le tronc, juste sous l'angle de deux branches poussant en V, il ressemble énormément au ceri... Mais c'est bel et bien le cerisier de Mamie ! Que foutait Joe chez Mamie en ma compagnie ?!

    Je flageole des jambes, comme si le monde s'écroulait sous mes pieds. Je me sens anéanti de l'intérieur, j'aurais dû comprendre plus tôt...

    — Ça va Flo ?

   — J'ai connu de meilleurs instants Clotilde... Et je peux te dire que ça fait drôle d'avoir un oncle SDF, de l'apprendre par hasard, et d'avoir grandi avec ceux qui me cachaient la vérité...

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