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    Je me sens nul. J'ai Florentine à mes côtés et je tente aucune approche. En même temps je ne sais pas par quel bout la prendre. J'ai déjà abordé avec elle le sujet de sa vie amoureuse. C'est mal engagé. Elle a quelqu'un. Vingt-cinq ans le mec. Elle me considère comme un gamin, pense que les filles mûrissent plus vite que les garçons, la conne. En faire une bonne pote s'avère tout de même possible. Elle m'apprécie. Je suis même invité à une de ses soirées prévue cet été, avec des copines à elle, dans le tas je vais peut-être en trouver une à mon goût. Je la trouve sympa Florentine. Bizarre, avec ses pantalons de hippie – des sarouels comme elle dit –, ses bracelets colorés, ses talismans mystiques, sa passion pour l'art contemporain. Mais sympa quand même.

    Elle s'allume un gros joint, l'herbe brûlée parfume notre air. Des lycéens s'apprêtent à manifester. Les pancartes sont prêtes. Non au F-Haine. Le Pen ! Facho ! Le peuple aura ta peau !. Certains portent des vieux maillots blancs sur lesquels sont écrits au feutre F comme Fasciste et N comme Nazi ou encore La jeunesse emmerde le Front National.

    Pour passer le temps, je vais me mettre le premier morceau du disque de William. Un bel objet, avec son boîtier bleu. Mechanical Animals de Marilyn Manson.

    Je me marre... La moitié veulent juste sécher les cours, se foutent de la politique. Quant à l'autre moitié réellement militante, ils oublieront leurs idéaux une fois entrés dans le monde du travail. Sans compter ceux qui manifestent de peur d'être insultés, d'être pris pour des partisans du FN s'ils restent en classe.

   J'en connais quelques uns dans cette manif. Des enfants de profs, de médecins, de chefs comptables. Ils traînent entre eux, sortent entre eux, se reproduiront entre eux. Tous prétendent rêver d'amour universel, de paix entre les hommes, autrement dit tous revendiquent l'amour de leur prochain. Mais dans les faits, ils n'aiment l'autre que sous la forme d'un miroir reflétant leur personne. Et seuls les miroirs méritent une place dans leur vie.

    Ce Jean-Louis par exemple, pancarte en main, fils de mon ancienne instit, illustre à merveille mes pensées. Il m'a toujours serré la main froidement, en faisait de même avec Roubine et Ludo, mais se montrait chaleureux avec Vincent le fils de prof. Je sais même qu'une fois il m'a traité de cassos quand mon père venait me chercher avec la vieille Renault 5 de Mamie.

    Sans parler de ceux, nombreux dans cette cohue, pour qui pédé, tapette, font partie du vocabulaire courant, tous ceux qui surnommaient Kaleyan, la Chinoise de ma classe, la Tchong. Une belle brochette d'hypocrites... Ils prétendent guérir ce monde, le faire évoluer. Des simplets, de la cervelle d'agneau, juste bonne à réciter des leçons et empocher leur laisser-passer pour le monde du travail. Dans le fond ils l'aiment ce monde, c'est leur main nourricière, ils en seront les serviteurs zélés.

    Ce passage en revue fait remonter à la surface mon inadéquation vis-à-vis de ce monde. Hormis mes quelques amis, il y en a peu sur cette planète avec qui je suis compatible. Je me sens étranger à ce monde, partout. En classe. En famille. Dans la rue. Là maintenant avec Florentine. Malgré mon air ténébreux, je socialise facilement, j'attire les regards féminins, j'ai les moyens de réussir dans ce monde que je suis supposé trouver merveilleux, il ne me suffirait que de souhaiter y entrer, dans ce monde où j'ai paraît-il la chance d'avoir grandi, car ailleurs des millions d'êtres humains vivent sans démocratie, sans liberté, sans paix et sans une multitude de produits divers à portée de main dans les supermarchés.

    Mais je ne trouve pas la moindre attache à ce monde aussi terne qu'une feuille blanche. Je me le représente comme une chose immense et vide, décolorée. C'est comme ça que je l'ai rêvé il y a peu, lors de ma première sortie en boîte, durant un sommeil improvisé sur une banquette, l'esprit débridé sous l'effet d'une pilule mauve. J'ai un souvenir précis de ce drôle de rêve : j'étais un extraterrestre parcourant l'espace en apesanteur mais sous mon contrôle, un peu comme un astronaute. Dans mon périple, perdu dans le noir omniprésent, j'avais vu la Terre, comme si le soleil avait surgi de nulle part, derrière moi, pour m'éclairer. Attiré par cette boule comme un phalène par les flammes, je m'en étais allé à sa rencontre. D'abord verte, bleue et cotonneuse, autrement dit dans ses couleurs normales, elle changeait d'aspect cependant que j'approchais. Elle me semblait bien sûr plus immense, mais aussi plus homogène, comme vidée de ses couleurs, et surtout plus chaude, comme un soleil blanc. Puis je l'approchais encore, de si près que la blancheur totale avait remplacé le noir absolu, autrement dit que mon champ visuel s'était rempli d'un néant blanc équivoque aux parois d'une cellule capitonnée. Cette Terre blanchie me brûlait intensément, la douleur accroissait, me tourmentait.

   Et au summum de ma douleur, je me suis réveillé sur ma banquette, face à un seau où ne subsistait qu'une Smirnoff vide sur une couche de glaçons. Je contemplais le monde autour de moi. Les lasers des stroboscopes fendaient une foule compacte. Les gens dansaient, flirtaient, tout sourires, des lumières pourpres éclairaient leurs mines enjouées. Mais derrière cette orgie de couleurs, je ne voyais que du blanc, un vide immense qu'ils se hasardaient à remplir le temps d'une nuit...

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