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    Mamie Louise va de plus en plus mal. Maman reste discrète sur le sujet, sûrement pour me rassurer. Mais je sais que sa maladie empire. Ses bronches détruites, des morceaux de mort qu'elle supporte depuis tant d'années, l'affaiblissent de jour en jour. Aujourd'hui elle vit ses derniers jours dans une chambre d'hôpital, le nez traversé de tubes transparents. Je lui ai rendue visite hier. J'ai toujours ressenti comme un malaise face à la vieillesse. Mais hier c'était à la limite de l'insupportable. La vue de tous ces vieux, allongés sur leurs lits à roulettes, m'a soulevé le cœur quand j'arpentais le couloir blanc imprégné d'odeurs chimiques. Certains d'entre eux avaient un teint décoloré de cadavre, peut-être en étaient-ils déjà un. J'ai ressenti leur souffrance muette, entendu le murmure de leurs dernières pensées.

    La prof me parle. Qu'est-ce qu'elle me veut encore ?

      — Et toi Dany ? Tu veux faire quoi plus tard ? C'est important de penser à ton orientation en fin de seconde...

    — Euh... Je sais pas trop... Quelque chose d'artistique, comme dessinateur, tatoueur... Ou pourquoi pas gérant d'une boutique de rock...

    La classe remarque en silence la moue dubitative de la prof qui attendait certainement une réponse plus conventionnelle. Le commerce ou la comptabilité l'auraient plus excitée.

    — Oui... Pourquoi pas... Mais t'as pas d'autres projets plus... réalistes ?

    Je reste mutique. Des ricanements à l'autre bout de la salle agacent la prof déjà déconcertée.

    — C'est plus possible Dany, je vais pas convoquer tes parents une nouvelle fois pour leur parler de ton indifférence au sujet de ton avenir ! C'est comme ça que tu comptes te vendre plus tard face à un employeur ? Bon... Et toi Angélique...

    Oui oui c'est ça... mon avenir... mon avenir j'en ai eu un aperçu à l'hôpital. Si je parviens à vivre vieux, je suis moi aussi censé finir comme ceux d'hier. Quel malaise... Rien que d'y penser, j'ai de quoi cauchemarder pour des décennies. Quand un adulte évoque mon avenir, j'ai toujours ce sentiment qu'il souhaite m'embarquer sur une rivière d'eau douce. Mais cette eau est mêlée de larmes, ce qu'ils tentent désespérément de me cacher.

    Car le véritable avenir qui nous attend tous, nous frappera tous sans pitié, les bourgeois comme les mendiants, les cravateux comme les ouvriers, si réel, si omniprésent qu'il est impossible de le regarder en face, est celui qui frappe ma grand-mère aujourd'hui : la déchéance du corps, le pourrissement des organes, la souffrance de porter un esprit lourd de regrets, de deuils et de nostalgie. De ma plus tendre enfance à maintenant, j'ai vu Mamie pleurer la mort de Papi, la mort de sa sœur aînée, la mort de Madame Geoffray, son amie, une vieille paroissienne, toute petite avec des cheveux blancs, courts et fins. J'ai entendu ses anecdotes de jeunesse qu'elle évoquait avec passion, ses yeux s'illuminaient à chacun de ses mots. Elle retrouvait, le temps d'un souvenir, un morceau de paradis perdu. Mais dans l'instant qui suivait le dernier mot de son récit, elle plombait l'atmosphère d'un lourd silence. Aussi lourd que ses paupières qui cachaient partiellement ses yeux. Les souvenirs s'envolaient et laissaient le présent reprendre sa place. Voir les gens vieillir, c'est les regarder s'enfoncer dans un tunnel sombre, tête tournée, l'œil toujours à l’affût d'une lumière qu'ils ont abandonnée malgré eux. Une lumière jour après jour plus petite, insaisissable, mais toujours aussi scintillante, visible à l'infini, comme ces étoiles dans le ciel qui restent à leur place où que l'on soit.

    C'est curieux de penser à ça aujourd'hui, au cœur de ma jeunesse, comme si je m'étais hissé dans les hauteurs d'un arbre, curieux de goûter ses fruits, et de scruter l'horizon derrière les frontières du jardin censé me couver encore quelques années. Et l'horizon, je suis supposé le rejoindre tôt ou tard. Il est plat et monotone, je le vois comme un fleuve trop tranquille, que je rêve de changer en un marais boueux, ou une rivière de flammes...

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