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    Que peuvent-ils bien dire sur moi ? Je ne les comprends pas, mais leurs gestes et regards me laissent croire qu'ils parlent de moi en bien ou se fichent de ma poire. Tobias, mon correspondant, sourire aux lèvres, parle à son ami, lequel me pose une question dans sa langue. Devant mon incompréhension, il répète doucement en hachant les syllabes. Mais je ne comprends toujours pas ce que signifie son espèce de Vihalbisdou.

    — Il te demande ton âge.

    Heureusement, Lionel est là... Il est bien meilleur que moi en allemand...

    — Comment on dit 18 ?

    Je ne les ai pas encore mais je paraîtrai plus vieux devant les filles. Il répond pour moi...

    — Achtzehn.

    La réponse les fait sourire davantage, pourtant j'ignore ce qu'il y a d'amusant à avoir dix-huit ans. Enfin bref... Assis sur une rampe métallique au milieu d'un skatepark, ils reprennent leur discussion hermétique au Français dans la lune en cours d'allemand que je suis. Leur attention se porte sur une blonde au front couvert d'acné, accompagnée de deux copines. Je demande à Lionel pourquoi nos correspondants et leurs amis observent cette fille. Il me répond qu'elle a une réputation de folle dans leur lycée. Stefan, le correspondant de Lionel, lui a confié qu'il lui arrivait de s'entourer le poignet d'un élastique serré à en rendre sa main violette. Il lui a aussi appris qu'en premier cycle de secondaire elle aimait se couvrir la tête d'un sac poubelle le plus longtemps possible, jusqu'à ressentir comme un début de transe. Mais plus inquiétant : dans ses excès de colère, elle s'est déjà éraflé les bras à coups de ciseaux.

    Bien allumée la meuf... D'ailleurs elle me rappelle quelqu'un avec ses cheveux blonds, un genre de Florentine en plus charnue. Elle s'arrête à un distributeur automatique de cigarettes, en sort un paquet Marlboro, puis s'éloigne avec ses amies. Tiens ! La boutique d'à côté vend des cartes postales, j'en prendrai une pour Mamie à l'occasion. Elle vient de quitter l'hôpital, se porte mieux mais se sent fatiguée. Je l'ai même vue pour la première fois, l'autre jour, marcher à l'aide d'une canne.

    Je m'ennuie déjà. Et je ne suis arrivé que ce matin. J'aurais dû choisir espagnol en LV2, comme William. Parce que je me demande déjà ce que je fous ici, avec personne à qui parler, dans cette petite ville d'Allemagne de l'est pleine d'usines désaffectées couvertes de graffitis. Je ne m'en rappelle même pas le nom, je sais juste qu'elle est jumelée à Villefranche, c'est dire à quel point ce voyage me captive.

    Quatre types en baggie, un peu plus jeunes que moi, viennent profiter de la douceur printanière dans le skatepark avec leurs planches à roulettes et leur poste radio-CD. L'un d'entre eux a le même style que William, avec son piercing écarteur à l'oreille et sa chaîne argentée flottant sur son pantalon large porté si bas que le caleçon en devient visible. Leur poste émet une musique aux sonorités sympathiques à mes oreilles, une sorte de metal avec des relents hardcore. Jason m'a dit qu'en Allemagne la musique que j'écoute a plus de succès qu'en France, s'affiche plus dans les cours de lycée. Il sait cela de son grand frère qui travaille comme conseiller commercial à Berlin. Jason... Avec lui j'ai fait les quatre-cents coups. Roubine en plus baraqué... Un sacré personnage. Une force de la nature. Personne ne me cherche de noises en sa compagnie. Sauf ce soir d'été quand on rentrait de la fête de la musique. Mais même là c'est lui qui m'a empêché de commettre l'irréparable. J'aurais pu le tuer l'autre noir. Depuis ce jour je sais de quoi je suis capable. Je me souviens de cette sensation éphémère de plaisir que j'ai éprouvé. Une sensation équivalente à la découverte d'une nouvelle chanson si envoûtante qu'il nous tarde de la réécouter...

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