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3 minutes de lecture

    William bouquine beaucoup ces temps-ci. J'ignorais que les livres l'attiraient à ce point. Soi-disant pour réviser le bac de français qui approche à grands pas. Sauf qu'il lit aussi des livres absents de la liste, comme ce petit roman qu'il se vante d'avoir lu cinq fois, l’Attrape-cœurs... L'histoire d'un mec qui se fait renvoyer de son lycée et décide de fuguer. William adore, il a essayé plusieurs fois de me le faire lire, d'après lui le personnage me ressemble. Je n'ai jamais réussi à finir un livre. L'ennui sort toujours vainqueur du combat. En parlant d'ennui, je le vois déjà poindre le bout de son nez. La prof s'escrime à faire marcher le magnétoscope. Le visionnage d'un documentaire sur la Seconde Guerre Mondiale est prévu.

    C'est bon... La vidéo commence pendant que la prof réclame le silence de la classe. Hitler, accompagné de ses sbires en uniforme, lève le bras droit devant une foule en délire reproduisant le même geste. La voix off commente :

    — En 1939, le régime nazi décide de concentrer les Juifs dans des ghettos afin de préparer leur expulsion hors des frontières du Reich. Face aux difficultés que connaissent les autorités allemandes pour mettre à bien ce projet, le régime décide en 1941 de massacrer les Juifs durant l'invasion de la Russie. Ces massacres, surnommés "Shoah par balles", seront perpétrés par des unités spéciales appelées Einsatzgruppen qui traqueront et exécuteront les Juifs dans les campagnes...

    Le fait que cela soit arrivé en Allemagne, un pays d'où viennent de nombreux écrivains, scientifiques et philosophes étudiés en cours, m'interpelle. À croire qu'au sein de la civilisation et du raffinement germent les noyaux de barbarie les plus féroces, les plus vicieux car débarrassés de l'aspect chaotique et irréfléchi de la brutalité d'antan.

    Une sonnerie de SMS agace la prof. C'est celle du téléphone de William, je l'ai reconnue. Un Waffen SS exécute d'une balle dans la tête un civil agenouillé devant une fosse commune. Deux filles d'une table voisine se disputent en chuchotant. William lit son message en toute discrétion. Je regarde la classe, les seins de Mélodie et les visages graves du premier rang. J'ai faim. Le temps s'écoule lentement... comme une coulée d'huile.

    — Les trains arrivaient jour et nuit. Dès leur arrivée, les déportés juifs étaient conduits vers la chambre à gaz, marchant sans le savoir vers la mort. Après les gazages, d'autres Juifs transportaient les corps vers d'immenses fosses. À Auschwitz, on faisait de la mort à la chaîne. Un million trois cent mille personnes y ont été déportées. Un million cent mille y sont mortes.

    Le violon triste s'efface et laisse place à un silence lourd. Des cadavres squelettiques, bouches bées et yeux écarquillés, défilent à l'écran un à un. Silence de la classe.

    Tout le monde appelle cela la barbarie, la bestialité... Comme si l'animal pouvait égaler l'Homme dans sa perverse violence. À croire que l'Humain, finalement, n'a quitté sa caverne que lorsqu'il a pris acte de la laideur du primate qu'il était. Les gens se cachent la bête nichée en eux, comme un souvenir traumatisant refoulé au fond de la conscience. J'en veux pour preuve cette lumière insidieuse logée dans les mille yeux de cette foule en liesse apparaissant à l'écran, elle brille comme des soleils minuscules. Pourquoi tant de joie chez des êtres privés de liberté, devant fidélité à leur tyran ? La propagande, me répondrait la prof. Trop court. Trop imprécis. En vérité ils viennent, en saluant leur chef, contempler leur nature profonde. Ils se sentent plus léger quand se présente, hors d'eux-même, l'incarnation de leur Moi véritable et honteux. Ils sacrifient leur singularité, la noient dans la masse en échange de la jouissance de laisser un homme, le chef, le dictateur, celui qui endossera la responsabilité devant l'Histoire, sublimer leurs bas instincts. Nous n'admirons chez autrui que ce que nous possédons en plus faible quantité.

    À mon tour de recevoir un message. C'est Lisa. Elle veut me revoir. Soûlante la meuf. Je ne veux plus la voir, je le lui ai assez répété. Elle va me causer des problèmes un de ces quatre. Je vais être contraint de changer de numéro.

    Sonnerie de midi. La classe range ses trousses à la hâte et quitte la salle comme la souris de sa cage.

    — Viens William ! On mange au parc de Haute-Claire avec Jason et Margaux.

   — La quadra friquée qui sort avec Jason ?

    — Non l'autre. L'officielle. Avec le papillon tatoué sous l'épaule. Tu m'attends cinq minutes, j'ai un message à envoyer à Lisa.

    — Lisa ?

    — Tu la connais, c'est toi qui m'emmène la voir à Arnas en scooter.

    — Ah oui la fille du tchat, vers Noël.

    Effectivement...

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