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     — Qu'est-ce que tu dessines Dany ?

    — Toi. D'ailleurs si tu pouvais essayer de ne pas trop bouger...

     Je me suis rendu compte que je n'avais encore jamais dessiné Ludo. Il faut dire que je le vois peu. Surtout depuis ces dernières années durant lesquelles nos chemins, déjà différents, se sont doucement éloignés. Quand nous étions gamins, ses fringues hip-hop et ses mimiques de rappeur m'amusaient. Aujourd'hui elles m'agacent. Je me suis senti mal à l'aise, l'autre jour, quand Ludo a glissé son disque de Casus Belli dans l'autoradio et monté le volume au maximum. Les enceintes en grésillaient. Il était ridicule, dans le Scénic de ses parents, avec ses lunettes noires trop grosses pour sa petite tête. Il faisait penser à l'éventuelle progéniture d'un rat et d'une mouche. Tout le monde se retournait sur notre passage. Des filles assises sur une barrière aux abords du lycée Louis Armand se payaient nos têtes.

    Ludo a toujours méprisé les qu'en-dira-t-on, une qualité que je dois bien lui reconnaître. Il était déjà comme ça le jour de notre rencontre qui remonte à presque neuf ans. Je me souviens de la première fois qu'il a mis les pieds dehors, juste après son emménagement. C'était l'hiver 1996, l'année de mes dix ans, la veille du défilé des conscrits. Je me souviens même de ce gibus orné d'un ruban blanc que je portais ce jour-là. J'étais sagement assis sur une borne à incendie, pas loin de Vincent et Roubine. Il faisait le même temps qu'aujourd'hui : terne et glacial. On traînait dehors, emmitouflés dans nos doudounes épaisses et nos écharpes de laine, soucieux d'esquiver la compagnie de nos parents. Un vent sec effleurait nos joues roses et glacées. Je m'apprêtais à rentrer à la maison quand soudain un bruit semblable à un coup de feu est venu nous libérer de l'ennui.

    Nous nous sommes dirigés vers la source sonore et avons aperçu Ludo, seul sur le trottoir, un briquet serré entre les doigts. Une odeur de poudre et de fumée se répandait dans l'atmosphère. Nous approchions de ce type qui nous était encore inconnu. Sans nous calculer, il a sorti un pétard de sa poche, allumé la mèche et jeté en l'air le petit cylindre rose. Une explosion a ensuite détoné dans le ciel gris.

    Quand Ludo a pris acte de notre présence, il a vite cherché à nous en mettre plein la vue – surtout les oreilles – en nous demandant si nous étions prêts à entendre un bruit énorme. Nous avons tous les trois acquiescé. Il a alors sorti de sa poche un pétard plus épais que le précédent, un bison 5 qu'il disait. Après nous avoir conseillé de nous éloigner, il a enflammé la mèche et jeté l'objet explosif dans une bouche d’égout. Cette détonation métallique qui transgressait le calme ambiant excitait quelque chose en moi, suscitait une jouissance silencieuse. Un voisin, collé à la fenêtre de sa cuisine, fronçait les sourcils. Tandis que la bouche rejetait encore les dernières fumées, Ludo nous a annoncé une mitraillette en sortant de son sac une chaîne de pétards du genre ceinture explosive. Je me suis dis que ce malade va rameuter tout le quartier. Il a allongé la chaîne sur une bordure de muret, mis le feu aux poudres puis s'est éloigné avant la pétarade. C'était la guerre. Ludo, avec ses bras, simulait une rafale à la mitrailleuse.

    C'était génial pour les gamins que nous étions. Seulement cette animation n'était pas du goût de tout le monde : je remarquais, tout en riant, les expressions outrées des voisins collés à leurs fenêtres. Vincent, le plus raisonnable de la bande, conseillait Ludo d'arrêter son jeu sous peine de provoquer une grosse raclée pour tout le monde. Mais Ludo n'en faisait rien. Il a ensuite sorti de son sac une orange, y a enfoncé un bison 4 comme un pieu dans un cœur. Seule la mèche et un bout de pétard en sortaient. Et rebelote. Allumage. Explosion. Des fragments d'orange jaillissaient sur nos petites têtes. Puis cette odeur, un mélange de poudre et d'orange, m’enivrait, possédait une force attractive, un peu comme celle de l'essence. Nous étions joyeux, insouciants.

     Jusqu'à ce que cette hystérique de voisine vienne fermer cette trépidante parenthèse. Elle nous a menacés d'appeler la police si nous n'arrêtions pas immédiatement notre vacarme, nous a traités de petits cons et a vitupéré qu'il était honteux de gaspiller la nourriture pendant que d'autres enfants mouraient de faim. Il ne nous restait plus qu'à rejoindre ce que nous considérions comme un refuge : la cabine électrique face au buisson. Ce lieu nous a longtemps servi de squat, notre bulle où nous nous sentions vraiment isolés, hors de vue de nos parents, et de tout œil fouineur d'un quelconque voisin planqué derrière sa fenêtre ou sa haie. Ça me fait penser que le point commun à chaque maison du quartier est de s'entourer d'une haie, la clôture visuelle qui vient compléter le grillage, et toutes n'ont rien de particulièrement esthétique.

     — C'est bon t'as fini ?

    — Ouais !

     Ludo se penche sur mon dessin.

    — Oui ça me ressemble pas mal. Je vais chercher la voiture et on y va !

    Une brave personne tout compte fait ce Ludo. Je garderai toujours de bons souvenirs de lui, malgré ses défauts, et même si l'on se parle moins avec le temps. Puis c'est le seul à avoir le permis, donc à nous faire sortir du quartier. Je le vois sortir une des deux voitures de son père, la plus vieille, celle qu'il achève à coups de freins à main. Il ne lui faut que ça pour se divertir, Ludo. Parfois j'envie sa simplicité... Je n'ai pas trop envie d'aller voir sa copine Oriane, mais Jason et William devraient nous rejoindre dans la soirée, enfin je crois... Il me semble que William veut réviser le bac blanc.

     — Ludo, ils vont venir ce soir Jason et William ?

    — Jason oui. William peut-être. Il m'a dit qu'il voulait réviser le bac blanc. Puis y aura peut-être Deborah, elle est bien pote avec Oriane.

    Intéressant. Je la verrai pour la première fois en dehors des cours. J'ai du mal à cerner cette Deborah, mais elle m'inspire beaucoup. Une pile électrique. Elle a toujours masse d'anecdotes à relater, la moitié sorties de son imagination mais c'est toujours agréable à entendre. Et son regard m'a toujours fasciné, comme si le tracas l'accompagnait jour et nuit. Du feu sort de ses yeux, du vent sort de sa bouche. J'espère la revoir parmi nous au réveillon chez Oriane. Je pense qu'elle pourrait m'aider à me retrouver, à sentir de nouveau la chaleur de mon Moi. Mais j'ignore encore par quel moyen. La méthode devra redoubler d'intensité, c'est ma seule certitude.

    Car l'autre jour, j'ai failli revivre une situation similaire à ce fameux soir de fête de la musique. Cette fois ça se passait à la sortie d'un bar. Un mec éméché m'a cherché des noises. J'étais à deux doigts de lui mettre sur la gueule, avant que son pote l'embarque de force. Il ne s'est donc rien passé, de toute façon mon ivresse ne naissait pas comme auparavant. En moi tout restait impassible. Zéro frisson, zéro chaleur. Rien. C'était horriblement frustrant. La bagarre, si elle avait eu lieu, ne m'aurait rien apporté.

    La violence ordinaire ne suffisait plus à attiser mon feu interne, j'en prenais conscience sur le chemin du retour à la maison, en foulant une rue presque silencieuse. Seuls les criquets, cachés dans les jardins obscurcis par la nuit, stridulaient bruyamment, en crescendo, étrangement fort, toujours avec ce son si particulier, comme le chant d'un serpent...

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