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Je n'ai rien bu depuis ce matin, avant de prendre le train pour Lyon, puis ces premières chaleurs printanières aggravent ma soif.

— William ? Ça te dit on s'arrête boire un coup ?

— T'as pas prévu de bouteille ?

— Non.

Mon sens de l'organisation est moins développé que le sien. William est du genre à préparer ses vêtements et son sac de cours avant de se coucher. Nous nous arrêtons dans un snack. Deux euros trente la canette d'Oasis ! Ils ont de la chance que j'aie vraiment soif.

William me dévisage une fois de plus et détourne son regard quand je capte son manège. Depuis un quart d'heure il n'arrête pas. Chez lui c'est une sorte de rituel avant de poser une question. Quelque chose doit l'intriguer...

— Tu te laisses pousser le bouc ?

Ah c'est ça...

— Et oui mon p'tit William ! C'est ça d'avoir une vraie barbe.

— Puis t'as aussi mis un bracelet à pics. Une première chez toi...

Je sens de la suspicion...

— C'est pas sûr que Deborah soit là, tu sais... Elle a dit qu'elle nous rejoindra peut-être...

Pourquoi cette remarque ? Il me soupçonne de vouloir plaire à Deborah. En quoi ça le concerne ? Il n'a aucune vue sur elle. Puis dans le cas contraire il n'aurait aucune chance, lui qui n'a jamais pu décrocher deux phrases d'affilée devant une fille.

— Elle m'a prévenu qu'elle sera peut-être devant la Fnac Bellecour vers quinze heures, avec une copine.

— Comment tu sais ça William ?

— Elle me l'a dit sur MSN.

Parce qu'ils se parlent sur MSN ? William ne s'en est pas vanté. Ils doivent parler musique. Deborah écoute pas mal de rock et de metal.

Nous poursuivons notre marche sur les quais du Rhône. De l'autre côté de la route, je reconnais le disquaire Gibert, une enseigne souvent citée sur les forums de musique, elle dispose d'un grand choix en metal paraît-il.

— Tiens William ! Et si on allait visiter la boutique d'en face ?

Il acquiesce sans hésiter. Nous traversons vite malgré le feu encore vert. Nous entrons dans le magasin, descendons au sous-sol et accédons à une pièce où un large choix en CDs et vinyles s'offre à nous. Un vieux morceau de rock psychédélique met un peu d'ambiance.

On a bien passé une heure dans le magasin, William a écumé chaque étal sans ignorer le moindre produit, de peur qu'une bonne occasion lui échappe. Il est sorti avec une pile haute d'une dizaine de disques, quasiment que des bonnes affaires à huit euros ou moins. Du Crowbar, le Roots de Sepultura, un disque des Misfits, un best-of de Joy Division, pour ce que j'en ai retenu. Quant à moi, je me suis contenté du premier album éponyme de Black Sabbath, une pierre angulaire du hard rock d'après ce que j'en ai lu sur Internet. William vient de recevoir un message.

— C'est Deborah. Elle squatte la pelouse près de la fontaine, à quelques pas d'ici. Son frère et un pote à lui l'accompagnent.

Il lui a même donné son numéro ! Je rêve... C'est pourtant moi qui parle le plus à Deborah. William presse le pas vers le point de rencontre. Nous passons près de la fontaine où se baignent des enfants presque nus. Leurs mères les surveillent, allongées sur une pelouse qui s'étend jusqu'à un clocher. Notre chemin se poursuit à proximité de bancs situés à l'ombre. Un grand nombre de personnes, attiré par les premiers rayons de soleil de l'année, occupe l'espace : des femmes seules bouquinant sur une serviette, des jeunes de mon âge au style punk ou hippie disposés en cercle, des duos de filles qui papotent en consommant leur McDo, des groupes de touristes...

Près de l'entrée du métro, je reconnais Deborah avec ses cheveux corbeau parsemés de mèches rouges, sa robe noire ornée d'une tête de Mr Jack, ses collants rayés noir et rose. Deux types l'accompagnent en effet. L'un se démarque avec sa longue tresse blonde flottant sur l'arrière d'un perfecto recouvert de patchs. Il porte un treillis militaire cintré par ce qui s'apparente à une cartouchière et des bottines de cuir. Puis il me surprend par sa grande taille, il doit frôler les deux mètres. Le deuxième gars est en revanche beaucoup plus classique, avec ses cheveux courts et gras, son maillot gris et son jean bleu délavé.

Deborah me tape la bise, en fait de même à William, mais différemment. Plus chaudement, avec la main sur l'épaule et un ça va ? plus profond, plus enjoué. Le grand blond au perfecto s'appelle Quentin, s'avère être le cousin de Deborah. Quant à l'autre au maillot gris, il s'appelle Pierre-Yves puis est un camarade de fac et de Quentin. Je trouve Deborah plus belle à chacune de nos rencontres. J'ignore ce qu'en pense William, il ne déclare jamais son intérêt – ni son désintérêt – pour les filles que nous côtoyons. En tout cas, Deborah ne le regarde pas de la même manière que moi. Ses yeux brillent, me remémorent ceux d'Eva, si espiègles. Elle lui ressemble un peu, en moins ronde. Elle s'enthousiasme des courtes phrases de William, même les plus insignifiantes. Parfois j'ai même l'impression qu'ils se parlent juste en se regardant, comme deux dauphins.

Une ballade dans le Vieux Lyon, censée s'achever au Rock n' Eat, est prévue pour cette après-midi. Nous traversons la place Bellecour en oblique. Deborah et William commencent déjà à former un groupe à part, j'essaye alors de m'incruster à la conversation entre le chevelu et son pote. Quentin semble chercher un bassiste pour son groupe. J'essaye d'écouter ce que se racontent William et Deborah. La circulation complique la tâche. Voir de quelle façon certains mecs oublient leur pote dès que la première gonzesse pointe son joli minois me stupéfait toujours. L'indifférence générale des filles pour William lui donne quelques circonstances atténuantes, mais quant même. Là j'ai littéralement quitté sa réalité. Je l'imaginais déjà avec moi la petite Deborah. On rigolait bien lors de notre première journée passée ensemble avec Roubine et toute la bande, au quartier, l'hiver dernier. Elle était très loquace, comme d'habitude. Aujourd'hui elle l'est encore, mais avec quelqu'un d'autre. C'est la première fois qu'une fille préfère William à moi. Il dépasse tout juste le mètre soixante-dix, pèse soixante kilos tout mouillé, a toujours l'air absent et est particulièrement mou par excès de fumette. C'est même sûrement la première fois qu'une petite lui montre de l'intérêt. La deuxième en fait, j'ai oublié celle de La Ciotat, que William avait feint d'ignorer.

Malgré tout c'est un brave gars que je connais depuis plus de quatre ans. Il n'a pas beaucoup changé depuis, physiquement et mentalement. Il a juste pris quelques centimètres, trois poils au menton et un peu de grave dans la voix. Ses cheveux noirs et gras me semblent être une masse immuable, à se demander s'il porte une perruque ou les coupe chaque semaine. Il m'a initié à pas mal de bons groupes. Sur MSN il m'envoie souvent des morceaux. Hier il m'a fait découvrir Kreator. Le mois dernier c'était un groupe dont j'ai perdu le nom, avec un chanteur à la voix suraiguë déguisé en croque-mort... Ah oui King Diamond. Et tous les autres qu'il m'a fait connaître ces quatre dernières années, à commencer par Marilyn Manson, sur la première compil qu'il m'a préparée. On était en quatrième. Ce chanteur qui mélange le glamour et le macabre, présenté dans les médias comme une créature terrifiante, nous fascinait. Chaque fois que j'allais chez William, on se passait le DVD de la tournée Guns, God and Government. William connaissait les morceaux par cœur, s'appliquait même à traduire certains passages, ce qui lui a permis d'améliorer son anglais.

La passerelle Saint-Georges nous mène au Vieux Lyon. Deux touristes chinoises pointent leur appareil photo sur une Saône grise et éternellement calme. Nous croisons aussi un couple de bobos en vélo, une jeune femme à chignon munie d'un violon dans son étui, un mec au début de la vingtaine équipé d'un gros casque, dans son monde, possédé par sa musique, puis un groupe de touristes quinquagénaires intrigués par l'allure de Quentin. Parmi ce petit monde, je ne constate qu'à l'instant la présence d'un vieux mendiant aux joues vineuses, couvert d'un chapeau de paille, assis en tailleur sur le sol couleur terre battue, à moitié assoupi comme si le soleil l'assommait. Il est étrange, singulier, et pourtant si invisible. Il prononce un laborieux Monsieur ? que je présume être le seul à avoir entendu, puis redevient inerte et silencieux.

William nous parle d'un marchand de livres d'occasion qui l'intéresse. C'est la première phrase qu'il prononce à l'attention du groupe et non pas de Deborah. La librairie se trouve tout près du Palais de Justice. William n'attend pas notre avis et y fonce. Faute d'avoir un autre endroit à proposer, nous suivons la marche.

Le lieu fait très brocante en plus élaboré, ce qui lui donne un charme dont sont dépourvues les grandes librairies. Ici ça sent le vieux papier jauni. La première pièce abonde de bandes dessinées anciennes. Il y en a pour tous les goûts : Batman, Achille Talon, Yakari... Ça me rappelle les Quick et Flupke qui traînent sur les étagères de chez Mamie, dans la chambre qu'occupait mon père. À gauche se trouve le rayon des œuvres philosophiques. La lecture des titres suffit à me donner la migraine. Deborah décide de monter à l'étage, vers les romans classiques. Un seul parmi nous suit ses pas, pendant que les deux autres, et moi-même, quittons les lieux.

Devant la librairie, Quentin coince une cigarette entre ses lèvres et me demande du feu. Je la lui allume et m'en sors une également. William et Deborah commencent sérieusement à me chauffer avec leur façon de faire bande à part. Cette fois, si William n'est pas trop niais, il devrait lever sa première gonzesse. C'est plutôt réjouissant, même si Bibi, son pote, la convoitait. En fait ce que je redoute le plus, c'est qu'une fois en couple avec elle, il m'ignore comme si sa copine devenait sa seule raison de vivre. Surtout que pour William, sortir avec une fille serait un évènement rare, même unique à ce jour, ce qui le rendrait malléable pour Deborah. Je jette un œil à travers la vitre en espérant leur retour.

— Je vois que ton pote a la côte avec ma cousine.

Quentin semble amusé de cette complicité.

— Elle les fait tomber comme des mouches les petits mecs. Une vraie mante religieuse. Quoique le dernier c'est plutôt lui qui s'est barré. C'était il y a deux mois. Elle fait la fille enjouée mais je sais que cette rupture l'a marquée, son frère l'entendait pleurer dans sa chambre. Elle s'est fait jeter comme une moins-que-rien par un type qui en avait rien à foutre d'elle.

Ça sonne comme une mise en garde, même si ce n'était pas le but de Quentin. Son ami Pierre-Yves, toujours perché à son téléphone, piétine pendant que Quentin examine mon maillot.

— Il est cool ton tee-shirt. C'est le meilleur album de Metallica.

— Oui j'adore cet album moi aussi, et à tous les niveaux : la musique, la pochette bleue avec sa chaise électrique...

— J'approuve... C'était la grande époque avec Cliff Burton. C'est à lui qu'on doit cette superbe gamme chromatique sur Call of Ktulu... T'as écouté d'autres trucs de ce groupe ?

— Oui je connais Kill'em All...

— Cool !

Master of Puppets...

— Bon album...

— Puis y a pas longtemps j'ai acheté celui avec la pochette noire toute simple, j'ai perdu le nom...

Son visage s'est déformé quand j'ai évoqué la pochette noire, il sourit moins, fait une moue dubitative.

— Tu parles du Black Album. Pour moi c'est l'album où Metallica a arrêté de faire du Metallica. De la pop metal taillée pour les radios. J'ai un oncle, un gros fan de thrash, qui était étudiant au début des années 90, soit à l'époque de la sortie du Black Album. Cet album lui a fait maudire le groupe pour toujours, au point d'en arracher le patch Metallica de sa veste et en faire de même pour tous les posters présents sur le mur de sa chambre. C'était une trahison pour lui, un retournement de veste inacceptable.

— À ce point-là...

— Et oui... Sinon tu devrais écouter le ...And Justice for All, le son peut dérouter mais c'est bien plus intéressant.

— Ça doit faire drôle d'avoir un oncle fan de metal, les miens sont pas du tout attirés par ce style, pour eux Nirvana c'est déjà de la musique de sauvages.

— Normal... Ce style de musique perdrait de sa saveur s'il n'était pas repoussant pour la plupart des gens. Sinon c'est cet oncle qui m'a fait découvrir le metal. Quand j'étais gamin, il lui arrivait de me garder en mettant du Motörhead et du Slayer sur sa platine vinyle. Il me parlait de sa jeunesse quand sont apparus sur la scène les Venom, Bathory, Sepultura... À l'époque ça faisait vraiment peur, au Brésil les concerts de Sepultura tournaient à l'émeute. Et plus tard, la surenchère dans la violence musicale s'est poursuivie avec Death, Possessed, Morbid Angel, Obituary... C'était de la folie, ça jouait super vite. À l'époque il achetait des cassettes chez Roadrunner, puis parfois des bootlegs de mauvaise qualité, quasiment inécoutables, mais c'était pour le plaisir d'acquérir une pièce de plus dans sa collection.

— Il achetait quoi de mauvaise qualité ?

— Des bootlegs. Des cassettes pirates enregistrées pendant les concerts, qui circulent sous le manteau.

— Il est cool ton oncle. Il écoute toujours du metal ?

— Oui toujours. Bien qu'il ait moins le temps d'en écouter avec son travail.

— C'est quoi son travail ?

— Il est responsable biométrie dans l'industrie pharmaceutique.

Je ne m'attendais pas à ça... La voix perçante de Deborah résonne de derrière la porte vitrée. Elle sort avec un roman consistant, aussi épais que la Bible de ma grand-mère. Sa main cache l'auteur et le titre, mais la couverture, de par cette guerrière à demi-nue munie d'une épée, laisse présager une histoire d'Heroic Fantasy. William suit le pas, les bras bien plus chargés. Je connaissais déjà son goût pour la lecture, mais là je découvre sa mutation en rat de bibliothèque. J'ignore pour combien il en a eu, entre ça et les disques, sa grand-mère doit le payer grassement quand il tond la pelouse et arrose les plantes. Il me demande d'en mettre quelques uns dans mon sac, car le sien serait trop chargé. J'accepte parce que c'est lui. Il me confie les trois livres du haut de la pile. Par-delà le Bien et le Mal de Nietzsche, Éloge de la fuite d'Henri Laborit et Voyage au bout de la nuit de Céline. Ben merde alors ! Je comprends d'où viennent ses bonnes notes en philo.

Mon téléphone indique seize heures. Il ne nous reste qu'à achever cette journée lyonnaise au Rock n' Eat comme convenu. William va mieux aujourd'hui. Et moi, pendant ce temps-là, je ne vais pas si mal, c'est du moins l'image que je m'efforce de renvoyer, mais je sens venir la saturation. Les profs, les parents... Mon bac leur sort de la bouche continuellement du matin au soir. L'examen aura lieu dans quelques semaines, je n'ai toujours rien révisé, et mes notes chutent à mesure que s'écoule l'année. Les seules fois où j'ai pris la peine de relire mon cours, la note a été bonne, parfois même la meilleure de la classe. J'ai donc les capacités, mais c'est l'envie qui me fait défaut. Tout le monde me gave avec ces histoires d'orientation. Une seule chose me branche : devenir tatoueur et ouvrir ma boutique. J'ai fait d'énormes progrès en dessin, je reçois souvent des compliments là-dessus. J'ai donc foi en mon projet, et pour ça aucun diplôme requis, juste du talent. Mais va faire comprendre ça à mes vieux, surtout au père. Il fait ce qu'il sait faire de mieux : m'engueuler. Je ne prends même plus la peine de rétorquer. Je reste impassible comme un rocher face au ressac. Maman aussi râle sur mon échec scolaire, mais moins, elle doit penser que c'est le rôle du père de gueuler. Mes parents et Mamie Louise disaient que je changerai en grandissant, mais non, je n'en démords pas, pour moi un adulte qui me parle d'avenir reste toujours un malade qui me vante sa chambre capitonnée. Enfin bref...

Deborah ne sera pas ma prochaine conquête, c'est avec une autre que je retrouverai cette sensation orgasmique qui m'avait parcouru avec Zita, la cousine à Florentine ou Agathe. Et j'ignore encore comment ça va se manifester, mais ce sera plus fort, plus intense, plus dangereux. Ce sera risqué, mais ça devra avoir lieu coûte que coûte, mon bien-être en dépend. Quand vers mes quatorze ans, j'entamais cette exploration de moi-même, je m'embarquais sur un chemin sans retour possible, peut-être même une chute irréversible. Un sentier dangereux mais source d'ivresse, d'excitation, un peu comme une drogue. Je préfère me stimuler dans le danger que m'ennuyer en paix.

Mais à ce jour, je me contente d'une paix relative et me réjouis de voir William se mettre en couple. Je sais que cette fille de La Ciotat le mine encore, qu'il imagine ce qu'il aurait pu vivre s'il n'avait pas laissé sa couardise le paralyser. J'ai vite appris à le connaître par cœur William, il s'exprime plus par l'attitude que par le verbe. J'ai senti son désarroi mal dissimulé sur la route du retour à Villefranche, quand il regardait le paysage dès qu'une conversation bifurquait sur les filles. Mais à présent je le sens plus épanoui. Aujourd'hui il a donné autant de sourires qu'en six mois...

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