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    Il est urgent que je quitte cette chambre sous peine d'exploser. Je me suis encore engueulé avec mon père tout à l'heure. Il menace de me foutre à la porte si je ne trouve pas de travail sous peu. Depuis que j'ai séché la dernière épreuve du bac, il me montre de plus en plus d'hostilité, me traite de raté, de bon à rien. Je l'entends d'ici, de derrière la porte de ma chambre, s'engueuler avec Maman à mon sujet.

    Ouais il faut vraiment que je m'éloigne, ici c'est irrespirable. En fait c'est de cette maison que je souhaite m'échapper, pas de ma chambre, cette dernière n'étant, au sein du foyer parental, qu'un refuge en ce moment trop fragile, trop perméable aux mauvaises ondes du paternel. C'est ici, dans cette chambre, entouré de posters, que mon esprit parvenait par tous les moyens à s'échapper du monde. Je m'évadais par le dessin, l'écoute de musique. J'ai essayé plusieurs fois d'en jouer, de la musique, avec la guitare de William, mais je n'ai jamais pu poser convenablement mes doigts sur une note. C'est ici que je réfléchissais à ma vie future, ma vie d'adulte dans laquelle j'ai déjà mis un pied, en cette journée de septembre 2005. Ici même, allongé sur ce lit, je m'interrogeais sur le monde qui m'attendait et m'attend encore. Je pensais à mon avenir, incapable de savoir de quoi il sera fait, mais déjà conscient de ce à quoi il ne devrait surtout pas ressembler. Les contre-modèles ne manquaient pas, à commencer par mes parents. Je pensais aussi à ce que le monde offrait à mes yeux, à ce que les adultes m'en disaient. Je tentais d'analyser, de faire la lumière sur ce monde, sans y parvenir. Je ne cherchais pas de réponses, je voulais juste penser. Penser... J'ai souvent écarté l'ennui de cette manière. Le temps passait vite quand je pensais, malgré ma solitude. Quoique je ne me sentais pas tellement seul, mes posters dégageaient une aura. Les personnages de South Park, Kurt Cobain, Lemmy, Metallica, et les autres... m'apportaient leur présence silencieuse. En particulier Marilyn Manson qui m'observait de ses yeux noir et blanc entourés de maquillage bleu nuit, d'un regard intransigeant, comme s'il m'invitait à ne jamais devenir quelqu'un que je ne suis pas. Ce que j'ai toujours appliqué, méfiant vis-à-vis de ce chemin déjà tracé comme une ligne droite, sur lequel me poussaient les profs et mes parents.

    Corinne vient de m'envoyer un message. Elle souhaite me revoir. On s'est rencontrés samedi au bal de Liergues. Une très belle soirée en compagnie de Jason, Ludo, Roubine... D'ailleurs je n'ai reçu aucune nouvelle de Roubine depuis qu'une rasade de gnôle l'a assommé. C'était une gnôle ramenée en louzedé par Timothée, un pote à Jason. C'est son grand-père qui la fabrique, elle contenait même une vipère flottant dans un liquide jaune brun. Roubine, de peur de passer pour un dégonflé, en a bu une petite gorgée, ses yeux se sont alors révulsés et il est vite allé s'étaler sur un coin d'herbe, dans les vignes. Puis il a fini la soirée endormi au bord des ceps. Toujours le même ce Roubine...

    Sinon Corinne en est à son quinzième message en deux jours. Très agréable comme fille, pas gâtée au niveau du visage mais son corps rattrape cette méprise de la nature. Elle m'a dévisagé durant toute la soirée, ma queue de cheval la fascinait. À un moment, elle m'a fait remarqué en rigolant, légèrement pompette, les joues empourprées, une coupe de rosé à la main, qu'elle et moi avions la même coiffure. Ça m'a décroché un sourire car c'était bien vu. On a ensuite conversé, sympathisé, nos langues se sont déliées dans tous les sens du terme. Elle embrassait merveilleusement, elle s'appliquait, savourait l'instant présent comme un plat que l'on ne mange qu'en de rares occasions.

    Je la revois demain. Elle va encore m'enlacer dès les premières secondes comme le faisait Ophélie, sauf qu'avec Corinne c'est bien plus agréable. Ça me rappelle qu'Ophélie me suivait l'autre jour, elle faisait genre de marcher indifféremment quand j'ai repéré son manège. Elle a toujours été bizarre cette fille, à se demander si elle est encore amoureuse de moi... Enfin bref ! Corinne me fait un drôle d'effet, je pourrais explorer mon âme avec elle, comme je l'ai fait dans le passé avec d'autres filles. Sauf qu'avec Corinne ça m'intéresse moins, puis ce serait trop fade, aujourd'hui je dois expérimenter ma part obscure dans des profondeurs jamais explorées...

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