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    Ce soir je termine ma première semaine d'usine... Une des pires de ma vie, heureusement que la boîte va bientôt fermer une semaine pour les fêtes, ça me reposera. Mais je devais bien finir par trouver un petit boulot... Dire que certains y passent toute leur existence – y en a une flopée parmi mes collègues –, et s'habituent à cette misère. Je sens leur résignation. Après trente ans de turbin, l'esprit s'habitue aux attaques quotidiennes : le vacarme des machines, le vrombissement monotone d'un chariot, les palettes claquant au sol, la sirène inquiétante qui retentit au premier problème survenant sur une ligne...

    Ils s'habituent à tout ça, mais en paient le prix de leur personne. À chaque pause résonnent les mêmes chansons : Machin a le dos en compote, Bidule envisage de se mettre en dépression, l'autre du service qualité est un tire-au-flanc... À l'usine, on noie sa misère comme on peut. Du lundi au jeudi, on guette l'arrivée du vendredi. Du vendredi soir au lundi matin, ça passe comme un éclair, on prend à peine le temps de savourer que s'achève le dimanche. Puis on se lève en rêvant du prochain vendredi, identique aux autres. Alors pour pimenter ce cycle morne, on râle, on se plaint. Parfois on rigole, on blague sur les collègues, ça nous permet de nous sentir vivants. Rien de tel que de vanner son prochain pour se défouler.

    Et Jojo en est un, de défouloir. Il est grand, costaud, doté d'une force inouïe, mais plus doux qu'un agneau. Un grand enfant d'une trentaine d'années. Un gentil simplet. Donnez-lui une botte de foin ça lui fera la semaine... C'est ce que certains disent de lui. Il sourit tout le temps, même seul, quand ce n'est pas forcément approprié. Parfois, les plus jeunes de la boîte le taquinent, testent ses limites, lui demandent s'il a une copine, en sachant très bien que non. Et Jojo sourit comme avec des camarades de jeux. Jojo, du reste, fait preuve d'une grande attention envers autrui. Il remercie plusieurs fois, prend des nouvelles quand il salue quelqu'un.

    Quand on parle du loup... Voilà Jojo qui se pointe avec son éternel air de benêt. Il se demande qui il n'a pas encore salué parmi la douzaine de personnes présentes dans son périmètre. Il scrute l'arrivée de quatre individus en costard, cheveux brillants et parfaitement coiffés. Ils pourraient tous, s'ils avaient vingt ans de moins, illustrer la brochure d'une prestigieuse école de commerce. C'est la première fois que je les vois ici, dans les ateliers. Ils semblent concentrés, dans leur bulle, à discuter des machines qu'ils observent, certainement des responsables commerciaux soucieux des performances qu'elles peuvent occasionner.

    Jojo s'approche d'eux, les regarde avec bienveillance, comme s'ils étaient ses semblables, ses camarades, et lance un bonjour, la main tendue vers les quatre commerciaux qui maintiennent leur dos tourné. Il garde le sourire face au mur d'indifférence érigé devant lui. Un des commerciaux se retourne toutefois sur Jojo, l'air gêné, à croire qu'il découvre l’existence du brave type souriant, mais semble surtout recevoir ce bonjour comme une audace. Les trois autres imitent le premier, puis tous les quatre, sourires crispés, contraints à une politesse forcée, lui renvoient son bonjour. Mais la main tendue de Jojo ne rencontrera jamais celles des quatre mecs en costard.

    Sacré Jojo... Même après ça il garde le sourire. Dans le fond il est aimé de ses collègues, malgré sa réputation de simplet. Ça plaît toujours, les gentils losers comme lui, ça mange pas de pain, c'est inoffensif. Celle qui arrive, néanmoins, pâtit d'une réputation bien plus mauvaise. La Joconde... Tout le monde l'appelle comme ça en raison de sa ressemblance avec le célèbre tableau, en plus laide et moins souriante. Ici les gens la traitent de folle. Elle enchaînerait les arrêts pour dépression. Elle aurait menacé plusieurs fois de se suicider, mais serait toujours revenue le lendemain, ce qui, à la longue, fait rire les gens qui la prennent pour un mauvais clown. J'ai même entendu une histoire comme quoi un soir, juste avant de pointer la sortie, suite à une joute verbale avec une collègue, elle aurait annoncé qu'elle partait se jeter dans la Saône. Mais une fois sur place, elle aurait renoncé et, faute de bus, téléphoné à son amie Jeanne, une collègue qui bosse à la compta, dans l'espoir qu'elle vienne la chercher. Son amie serait alors venue la récupérer en voiture vers les vingt-trois heures. Du coup, forcément, la Joconde avait repris son poste le lendemain, comme chaque matin, et s'était montrée aussi pathétique que d'habitude, à chouiner, se lamenter, exaspérer ses collègues... En fait je n'ai rien vu d'autre chez elle qu'une lassitude rampante.

    C'est fou comme l’existence produit en masse ce genre de personnes. Cette femme serait parfaite pour prolonger ma quête. Elle porte la vie comme un fardeau, une croix lourde broyant ses ridicules petits os de femme frêle et fragile. Ses propos laissent présumer qu'elle aussi suit une quête. D'une pierre deux coups, je pourrais poursuivre mon chemin tandis que s'achèverait le sien.

    Des comme elles, les villes et les campagnes en regorgent, y en a plein les églises, les centres commerciaux, les bistrots, les bureaux de tabac... Des morceaux de souffrance, des vaincus. Des imperfections. Ceux que l'on ne voit jamais sur les affiches publicitaires, dans les télés, dans les magazines. William les appelait les Nobodies.

    D'ailleurs ce serait bien que l'on se voit, William, moi, et nos copines. Il traîne tout le temps avec Deborah, et ça m'agace. Dans le même temps, ça me touche. Le voir devant son école d'arts gratter sa guitare, sous les yeux ébahis de Deborah, fait toujours plaisir. Depuis qu'il est en couple, il dégage une sérénité nouvelle, inexistante dans le passé, aux premiers temps de notre amitié. Ça me rappelle Agathe et moi, au collège. C'était il y a cinq ans... Ça passe...

    Qui vient de m'envoyer un message ? Roubine. Il me propose de rendre visite à William ce soir. Deborah l'a quitté, il va mal, ne veut plus voir personne. J'avais prévu de voir Corinne chez elle, vu que son père s'absente, du coup j'irai peut-être la voir plus tard dans la soirée. Ça ne pouvait pas durer infiniment, les plus belles choses connaissent une fin un jour ou l'autre, les plus mauvaises reviennent tôt ou tard, ne disparaissent que pour revenir plus intensément. Voilà de quoi inspirer d'autres poèmes de William, il a toujours été prolifique dans ces périodes les plus mélancoliques. Un de ces quatre, je devrais jeter un œil à ses écrits. Il dit s'inspirer d'artistes qui l'ont marqué et le marquent toujours. William... C'est étrange, penser à lui m'apaise un moment, puis fait rejaillir cette haine qui me remplit depuis ces derniers mois. C'en est un bon lui aussi, de Nobody, un doué, un réfléchi, c'est ce qui le rend si artiste...

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