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J'accompagne Corinne jusqu'à son arrêt de bus. On vient de passer une belle après-midi ensemble. Elle m'a assuré qu'aucun garçon ne l'avait si bien traitée. Elle est laide, surtout du visage, mais douce, aimante, presque dévouée. Elle me voit comme le vengeur de tous ces garçons qui dans le passé l'ont déçue, avec qui elle a connu son lot de désillusions. Sa fragilité tient son origine de ce passé tourmenté. Et de surcroît m'offre d'innombrables opportunités de poursuivre mon chemin vers mon moi caché, ma part dangereuse qu'autrefois j'assimilais à un feu, cette mystérieuse obsession qui me hante depuis des années. Encore que, dans certains moments avec Corinne, je me permets quelques excursions, courtes et pas forcément volontaires, sur ce chemin.

Son bus prend place sur les bandes jaunes. Corinne m'embrasse. Des pensées ressurgissent, des souvenirs à base de train, de vent glacial, de laine noire, de lettres écrites à la main. Ma copine prend place dans le bus et m'envoie un bisou à distance.

Maintenant j'ai la haine. C'est en général ce qui m'arrive quand Corinne s'en va, comme si elle pansait une blessure. Pour m'apaiser, rien de tel que des morceaux chargés sur mon lecteur MP3, et du dessin. Je vais finir celui entamé hier : Jason et William.

Une amitié source de mystères selon moi. Je n'ai jamais su comment se sont rencontrés ses deux êtres si différents, aux caractères antagoniques. Le jour et la nuit. Dans mon adolescence, le temps de mes premières expériences, ils incarnaient un genre d'éclipse qui me suivait partout. Je les soupçonne d'avoir apporté, d'une manière insidieuse et bien sûr inconsciente, une pierre angulaire dans l'édifice de ma personnalité. L'un est un aimant à filles, l'autre un épouvantail ; l'un est grand et musclé, l'autre est chétif ; l'un vit la vie sans prise de tête, l'autre pense beaucoup plus qu'il ne parle ; l'un étudie la finance, l'autre les arts, des arts qu'il expérimente d'ailleurs avec boulimie, que ce soit à travers la poésie, la guitare ou ses lectures ; l'un semble avoir grandi dans son habitat naturel, l'autre traverse les années tel un chaton dans une jungle, soucieux du moindre danger.

Le croquis prend forme. J'ai beaucoup progressé depuis mes portraits de Roubine et Vincent datant du collège. Une photo d'un bal des conscrits à Frontenas, de 2003, me sert de modèle. William et Jason, côte à côte sur la photo, avaient respectivement seize et dix-sept ans. Jason, à l'époque, avait déjà pas mal musclé son corps. Ils s'étaient bien amusés ce soir-là. Même William pourtant pas du genre à bouger facilement sur une piste de danse, mais le mélange fumette et alcool l'avait bien aidé, avant de l'assommer dans un coin de la salle, indifférent de tous, tout près d'une enceinte d'où sortait le Frunkp d'Alphonse Brown.

Hélas aujourd'hui son cœur n'est pas à la fête. Voilà trois mois qu'il n'a pas quitté sa chambre, depuis sa rupture avec Deborah. Elle est tombée dans les bras d'un autre, un type de vingt-cinq ans de l'école d'arts qu'ils fréquentent, elle et William.

Il refuse quasiment toute visite, sauf celle de Jason, son ami de longue date. Encore une fois, cette amitié me fascine de par ses mystères. Si William n'a jamais, dans les cours de récré, été la proie de quelque esprit malveillant, c'est grâce à Jason toujours prêt à le défendre en cas d'agression. Le premier qui tentait une remarque sournoise sur l'allure de William recevait le regard noir de Jason. Parfois William n'avait même pas conscience de cette protection. J'aimerais vraiment connaître le déroulement de leur première rencontre, savoir à quel moment, et dans quel contexte, deux êtres si opposés se trouvent, se regardent, se lient et poursuivent leur chemin ensemble.

En fait, ce que je crains, c'est qu'il commette l'irréparable. Car parfois William sait se montrer effrayant, même sans le vouloir, comme ce jour où j'ai lu, sur son Skyblog, un de ses poèmes sur le suicide. Quoique non... Il n'ira jamais si loin. La vie lui fournit des refuges, comme ses amis, la musique, les lectures, la fumette... Un maigre réconfort face au chemin épineux que représente la vie pour lui. Ou du moins pas si épineux que ça, juste lisse, terne, par conséquent terriblement ennuyeux. En d'autres temps, il se serait consolé dans les églises ; aujourd'hui, dans une époque où l'idée d'un paradis après la mort suscite du mépris, il peut étouffer ses pensées noires sous l'alcool et la fumée.

Des fois je me demande comment je réagirais à sa place, dans sa peau de vaincu. Est-ce que seulement il sait qu'il est un perdant ? En fait non ! C'est pire que ça. Le perdant a pu jouer la partie contre son vainqueur, tandis que William, lui, est né avec la défaite, le destin l'a posé là, comme ça, sans raison, si ce n'est tenir le rôle de faire-valoir pour les biens nés, les Jason. Car le positif n'existe que grâce au négatif. Jason et ses semblables, sans William et les autres nobodies, ne seraient que des clones indifférenciés. La Création ne serait qu'une gigantesque usine.

De mon côté j'ai la chance de ne pas être comme lui, même si moi aussi je passe beaucoup de temps dans ma tête. Ce qui je pense peut s'avérer dangereux à la longue. Ludo il se promène jamais dans les méandres de ses pensées, et il se porte bien. Il s'amuse facilement, discute de tout et de rien avec qui il veut, se contente de sa petite vie, d'ailleurs il va être papa début 2007.

Je sens une force invisible serrer mes entrailles. La nausée. C'est ce que je ressens quand ma haine manifeste son désir d'évasion. Je devrais rentrer chez moi, mais non... Je préfère me poser contre un mur proche du chantier juste derrière moi, à l'abri d'une pluie imminente. Je monte le son des écouteurs. L'intro de South of Heaven se faufile dans mes oreilles. Je regarde la publicité pour du soda affichée sur une façade extérieure de l'abri-bus. Elle est banale, aussi aseptisée que les autres, avec ses belles couleurs, ses belles personnes jeunes et enjouées dégustant leur boisson gazeuse. Comme toutes les autres, avant de vanter un produit, elle propose d'abord l'idée d'un monde pur peuplé de personnes belles, saines, dynamiques. Le rêve d'un paradis...

J'attrape la première pierre sur le sol boueux du chantier. Elle s'échoue contre la vitre et laisse un trou étoilé juste en-dessous du slogan. C'est parti comme ça, le geste était mécanique, j'ai le sentiment d'avoir agi sous le joug d'une pulsion. Ça m'a fait plaisir. Et c'est mieux comme ça. Cette image pleine d'une perfection dorénavant entamée par mon caillou me stimule. Ça m'a soulagé. Pour combien de temps ?...

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