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    Déjà 17h10 ! Je n'ai rien vu passer. J'ai même la drôle d'impression d'avoir fait un bond dans le temps, comme après une nuit de sommeil. Mes derniers souvenirs remontent au début de l'après-midi, alors que je grimpais un petit chemin de campagne. Je me suis assis sur un muret à proximité d'une statue de la Vierge, puis rien. Le black-out. Et je ne dormais pas, sinon je n'aurais pas tenu assis avec une Kriek presque vide à la main.

    Ça devient inquiétant ces absences. Je me sens dépérir. Seule mon activité de futur tatoueur laisse subsister un peu de vie en moi. C'est étrange car je me sens plus vivant que bon nombre de personnes que je croise dans la rue. Plus jeune, tout le monde me préparait à une petite vie de salarié. L'école voulait me façonner en esclave de luxe, je vais devenir un tatoueur indépendant. Certes modeste, du moins les premières années, mais indépendant. Libre en quelque sorte. Plus libre que mes anciens camarades. Jason, par exemple, va gagner beaucoup d'argent mais assumer de grandes responsabilités, et disposer de très peu de temps libre. Tandis que moi, dans mon salon, je n'aurai jamais l'impression de travailler.

   Ce soupçon de liberté qui m'habite, je le porte comme un fardeau. La solitude du mouton s'éloignant du troupeau. Elle est lourde ma liberté. Et chère payée. Car mon aversion pour la société a failli m'expédier sous les ponts, parmi d'autres écartés du troupeau.

   Je n'oublie pas Corinne qui elle aussi m'apporte un certain réconfort, cependant je sais que notre relation ne durera pas pour l'éternité. Je me sens nerveux, j'aimerais hurler encore. J'avale le fond de bière qu'il me reste et éclate la bouteille sur le bord tranchant du muret. J'ai malencontreusement posé ma paume sur les contours incisifs du tesson. Je saigne. Rien de grave...

   Pas loin d'ici se trouve un cimetière. Celui où reposent mes grands-parents paternels. Parfois Mamie m'y emmenait. Elle fleurissait la tombe de Papi et se recueillait. J'observais en silence toutes ces pierres de marbre, ornées de chrysanthèmes et de christs dorés, alignées sur les gravats. Je lisais les dates de naissance et de mort. Ça me glaçait le sang. Toutes ces vies écoulées sans éclat, sans panache, comme des ruisseaux silencieux, sur une minuscule fraction de l'espace-temps... Des milliards d'étoiles filantes évaporées dans la longue nuit de la Création. C'est peut-être pour ça que les célébrités s'appellent des stars, des étoiles qui brillent sans cesse et persistent dans la nuit, contrairement aux autres, les filantes, toutes ternes et éphémères.

    Et depuis, Mamie a rejoint ce cimetière aux côtés de Papi dans une sépulture familiale. Elle voulait me transmettre sa foi. En toute discrétion, pour ne pas froisser mon père qui voyait déjà d'un mauvais œil mes cours de catéchisme. C'était d'ailleurs déjà elle qui m'avait inscrit à ces cours. Chaque fois que Mamie me gardait, elle me lisait des passages de la Bible, en m'expliquant qu'il y a des aventures, des belles histoires, afin de me captiver. Elle me conseillait de rester tranquille même quand personne ne me surveillait, car le bon Dieu était partout et me punirait un jour si je me tenais mal. Au début j'y croyais. Ça n'a pas duré...

    Je n'ai jamais pris au sérieux sa croyance. Sa foi n'a jamais agi sur elle comme un remède, juste comme un pansement. Difficile d'imaginer qu'un dieu soit-disant bon ait pu la laisser sombrer dans la maladie alors qu'elle a toujours cru en lui. Mamie m'aurait répondu que son Seigneur éprouvait sa foi. Qu'elle endure la punition du péché originel et rachète son salut. Que sa dévotion, son humilité, ses prières la conduiront pour l'éternité au Royaume de Dieu.

    De belles histoires pour consoler les bonnes gens comme elle, leur faire accepter sagement leur place parmi les maudits de ce monde, les tenir en patience avant la récompense d'une nouvelle vie après la mort, une vie éternelle dans l'au-delà, balayée des souffrances d'ici-bas, la lumière promise après quatre-vingt années d'errance aveugle dans l'obscurité.

    Cette Vierge m'intrigue depuis tout à l'heure. Elle regarde vers la plaine, les mains tendues vers le ciel. La mienne, de main, pendant ce temps-là, saigne toujours. Cette Vierge aussi, comme ce Dieu qui l'aurait fécondée, regarde, silencieuse, le monde saigner. Seul l'enfant de cette union mystique nous a rendu visite et s'est exprimé. Mais sur les gravures, les vitraux, je l'ai toujours trouvé contrarié, à croire qu'il n'avait pas la conscience tranquille.

    J'approche la statue de marbre. Elle est d'un blanc immaculé, à l'image de cet arrière-monde de pureté dont rêvent les malheureux paroissiens. Marie, tu ressembles à un rêve. Laisse-moi te rendre réelle, comme le monde de tes fidèles.

    De mon doigt je prélève un peu du sang coulant de ma paume, et le trace sous tes yeux Marie. Tes larmes rouges te donnent une terrible beauté, semblable à ce monde où nous a abandonnés Celui qui s'incarnait en ton fils.

    Je m'adresse à toi de l’intérieur, comme lors d'une prière, mais mes pensées s'envoleront je ne sais où, dans le néant, car je doute de l'existence de ce Père qui aurait envoyé son fils pour nous sauver de nos malheurs. Et même si je me trompe, c'est une chance pour lui que je remette en cause son existence, car si j'étais convaincu qu'au bout du ciel, dans la nuit du cosmos, vivait un Être caché derrière les astres, sourd – ou pire : passif – face à la souffrance de ses enfants, je rêverais de le déloger de là-haut, de lui faire affronter le regard de tous les pauvres diables qui croient en lui et sacrifient leur existence dans l'espérance d'un futur chimérique. Dans la suite de mes rêves, je le lâcherais dans cette foule de misérables, et là ils le lyncheraient, le molesteraient, le pendraient, l'étriperaient, le crucifieraient tous ensemble dans un gigantesque parricide. Pour la première fois les hommes communieront entre frères, comme il l'a toujours souhaité. Seulement cette communion n'arrivera jamais, c'est pourquoi faute de pouvoir atteindre le Père, ils déchargeront sans cesse leur frustration sur leurs frères.

   Voilà. Je n'avais jamais pensé à ça. En tout cas pas consciemment. J'y pense si fort que je me demande si finalement Mamie ne m'aurait pas transmis une part de sa foi, ou plus justement je l'aurais absorbée telle une éponge, sans y penser. Peut-être ai-je assimilé les contours de sa vision du monde, toutefois je les ai remplis d'une couleur diamétralement opposée.

   Il commence à se faire tard, Corinne m'attend à Villefranche pour un cinéma. Un cycliste passe devant moi et me regarde d'un air inquiet. Je dois avoir une sale tête en ce moment, il faut vraiment que je m'en aille... Je me sens bizarre comme tout à l'heure... Un nouveau black-out va survenir si je reste là... Je vais redescendre le chemin, rejoindre la ville, me vider la tête... Arrêter de venir ici... Me changer les idées... J'ai la main qui tremblote... Me calmer... Calmer cette pulsion qui revient... Et reviendra...

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