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Sidéré, je regarde la scène. Tout est redevenu calme. Un calme particulier, malsain, celui qui s'installe après l'apocalypse, sur les ruines fumantes. Ici les ruines sont d'os et de chair. Et de sang... Le cadavre déchiqueté de Diego jonche le sol. Son agresseur semble mort lui aussi, ce qui néanmoins serait étrange, sachant qu'il n'est pas blessé. Et Ophélie, toujours agenouillée, continue de pleurer. Seul Boris, en état de veille derrière moi, arrive à bouger.

D'ailleurs il accourt vers Diego, attrape ses poignets et me regarde d'un air solennel...

— Aide-moi ! T'as pas le choix. Prends-le par les chevilles et aide-moi à le porter.

L'heure n'est pas à la réflexion, je ne peux qu'exécuter. Mes mains entourent les chevilles du cadavre, tandis que Boris emboîte le pas en direction de la voiture. J'ai d'abord cru qu'il voulait le jeter à l'eau, mais le grand fan de C'est arrivé près de chez vous qu'il est n'allait évidemment pas commettre cette erreur. En revanche, la suite de son plan m'effraye...

— Tu comptes faire quoi de ce corps ?

— T'inquiète ! On va se débrouiller...

Il ne me rassure pas, mais je lui fais confiance. Nous déposons le cadavre dans le coffre large de la voiture, puis retournons sur les lieux du crime afin de récupérer Dany, toujours inerte, les yeux fermés. Son visage conserve un sourire étrange, narquois, un genre de moquerie figée et teintée d'extase. Boris mesure son pouls et me confirme qu'il vit encore. Rassurant mais étrange.

Nous le portons de la même manière que le premier corps et l'allongeons sur la banquette arrière, drapé d'une couverture. Ophélie, après avoir marché à grand-peine jusqu'à la voiture, nous attend sur le siège passager, tandis que Boris m'avoue ne pas encore savoir où cacher le cadavre.

Deux petites lumières, celles d'un véhicule entrant sur le parking, captent notre attention. Et nous inquiètent, étant donné qu'elles approchent. La fourgonnette se gare à vingt mètres de nous. Le conducteur ouvre la fenêtre, je crois reconnaître cette silhouette...

— Qu'est-ce que tu fous là gamin ?!

Oncle Georges ! Je devrais lui retourner la question. Boris, interloqué, ouvre doucement la bouche pour m'interroger...

— C'est qui ce mec ?

— C'est mon oncle.

— Il va foutre tout notre plan en l'air !

C'est ce que je crains aussi. Georges quitte sa voiture et pressent déjà que quelque chose de louche se passe.

— Qu'est-ce que tu fais là Tonton ?

— C'est à toi de me répondre ! Parce qu'en ce qui me concerne c'est normal, les mecs comme moi vivent au jour le jour, sans horaires, et ici c'est un coin où j'aime bien garer ma fourgonnette et me pieuter, la nuit, pour être peinard... Toi par contre, ta présence ici m'inquiète...

Il me jauge de haut en bas, et fixe ses yeux sur mon avant-bras...

— Merde ! C'est quoi ces tâches de sang !

Mon oncle nous regarde tour à tour, en attendant une réponse qui peine à venir. Boris baisse la tête.

— C'est ton pote qui a déconné c'est ça ? Parce que toi je te vois pas faire du mal à quelqu'un...

— Non c'est pas lui... Et c'est pas moi non plus.

C'est la stupéfaction sur le visage de Georges.

— Et c'est qui la môme dans la voiture ?

Boris me fait signe d'ouvrir une porte arrière, car effectivement nous n'avons plus d'autre choix que de l'informer de la vérité. Georges retire la couverture et se caresse le crâne, mal à l'aise. Je laisse Boris s'expliquer...

— Lui c'est le tueur. Là il est juste disons... endormi. Sa victime est dans le coffre...

Mon oncle, totalement déboussolé, scrute Boris d'un air plus menaçant que jamais, dans l'attente impatiente d'une explication. Mes jambes flageolent, mon cœur frappe ma poitrine à vive allure, ma gorge s'assèche, mes paumes glissent de sueur. Boris, effrayé, ouvre le coffre, et Georges, les yeux ronds comme ceux d'un possédé, découvre le corps couvert de plaies. Il nous regarde tous un à un, Boris, Ophélie, et moi, puis surveille les environs comme pour vérifier si quelque témoin rôde dans les parages. Je ne parviens plus à contenir mes larmes, à contrôler mes émotions, je me sens sur le point d'exploser, là je suis au bout, je craque...

— Ça devait pas se passer comme ça !! Tu connais pas les raisons qui nous ont amené là ! Tu sais rien ! Faut que tu me comprennes !

— Calme-toi gamin... Calme-toi... Tu m'expliqueras tout ça plus tard, maintenant il faut partir.

— Où ?

— Loin. Dans un lieu sûr. Lors de mes errances, j'ai traîné mes guêtres dans à peu près tous les coins du Beaujolais, de la Dombes et de la vallée de l'Azergues. Je vais vous trouver un petit coin tranquille, dans un bois, où enterrer le corps. J'en ai un en tête, où même les randonneurs les plus aguerris n'osent pas s'aventurer. Suivez-moi...

La fourgonnette démarre et nous attend. Boris allume le moteur pendant que je m'installe devant, aux côtés d'Ophélie, pressé d'enfin la consoler...

Deux jours se sont écoulés depuis la soirée du meurtre. J'attends devant l'entrée du Vinatier accompagné de Corinne, éplorée, les yeux rouges. J'ignorais sa relation avec Dany. Elle ne le reverra pas pour une durée indéterminée. Elle souhaitait lui rendre visite, ce qui explique notre présence devant cet hôpital psychiatrique à l'est de Lyon.

Dany était allongé sur un lit blanc, habillé d'une blouse blanche et entouré de murs blancs. Tout était blanc, comme un monde vidé de ses couleurs. Il avait le même visage, la même expression. Seul le sang avait disparu, grâce à Georges qui a pris soin de laver Dany dans une douche publique, puis de le laisser en caleçon avant d'appeler le SAMU, car des vêtements imbibés de sang auraient éveillé des soupçons. D'ailleurs Corinne ne sait rien de cette soirée, je lui en parlerai plus tard.

William nous a rejoint pendant la visite. Lui aussi paraissait chamboulé. Moins démonstratif que Corinne, mais triste. Je ne le connais pas, l'ayant juste aperçu une fois, de loin, quand avec Ophélie nous l'avons vu se faire invectiver dans une rue. Mais je pense qu'il vit mal l'internement de son ami. Lui aussi ignore de quelle maladie souffre précisément Dany. Même les médecins doutent. Il est atteint de catalepsie, c'est leur seule certitude. Son état d'extrême stupeur, d'un genre rarement observé par les médecins, pourrait perdurer des heures, des jours, des semaines, des mois... Cette catalepsie pourrait être le symptôme d'une schizophrénie, d'un trouble cérébrovasculaire ou d'autre chose.

C'était étrange de le voir ici dans la même position que l'autre soir, les membres tendus et inflexibles. Une statue de chair au sourire malicieux et exalté. William se tenait debout, concentré, taciturne, d'une attitude dénotant une forme de respect. À un moment il est parti comme ça, sans dire un mot, replié dans ses pensées au point d'en oublier sa chemise à élastique posée sur une chaise. Puis Corinne et moi en avons fait de même cinq minutes plus tard.

Que faisait Dany près du lac, à une heure si tardive, muni d'un tesson ? Pourquoi a-t-il agi ainsi ? En tout cas il a inconsciemment sauvé trois vies : la sienne, celle d'Ophélie et la mienne. J'ai vécu une nuit singulière. Il y a un avant et un après. Cette nuit marque le début d'une nouvelle ère. Je me sens juste plus épanoui, libéré d'une tension. Avant, je vivais dans mes souvenirs passés, déçu de mon présent qui ne correspondait pas à ce que j'en espérais dans mon enfance. Aujourd'hui, je sens approcher ce bonheur que j'espérais. J'ai retrouvé Ophélie. En ce moment elle se repose, puis cet été nous irons changer d'air en bord de mer. Bien sûr un poids vient alourdir ma conscience : si nous vivons encore, si notre amitié peut renaître dans de bonnes conditions, nous le devons à Dany. À sa présence ce soir-là. Ce que je ressens est indescriptible, c'est flou dans ma tête. La mort d'un homme grâce à la violence d'un autre m'a propulsé vers une vie meilleure.

Puis un enseignement ressort de cette fameuse nuit : je suis capable de tuer. L'acte n'a pas été accompli mais l'envie était bien présente. Même une personne telle que moi, allergique à la violence, réticente à faire le mal, peut se transformer en tueur. Quand Dany sortira de sa stupeur, nous scellerons un pacte : je ne dénonce pas son meurtre, et lui ne dénoncera pas mon attaque au couteau. Oncle Georges m'aidera à le convaincre si nécessaire. Je vivrai le restant de mes jours l'esprit alourdi d'un effroyable secret. Sur mon lit de mort, après une vie accomplie, je penserai encore à cette nuit.

Nous rejoignons Georges dans le bar où il nous attend. Déjà confortablement installé sur une banquette de cuir, il descend un fond de whisky pur et nous commande un pichet de blanc-cassis. Moi qui déteste le vin...

— J'espère que vous avez rien contre l'alcool les mômes ? Ça fait tellement longtemps que j'ai pas bu du bon pinard dans un vrai bar avec des banquettes, des tables propres et des verres rutilants, que je me suis permis de commander...

— Non ça va aller...

— Fais pas cette tête gamin ! Bois un coup ça va te requinquer. Toi aussi la môme, donne-moi ton verre...

Le silence prend place. Je ne trouve pas grand chose à raconter. Georges aussi paraît pensif.

— Georges... T'étais où ces derniers temps, depuis ce jour où t'étais pressé de rejoindre ton train ?

— Appelle-moi Tonton. Je sais que t'es au courant. L'autre soir, sous le coup de la panique, tu m'as appelé Tonton.

Ah bon ? Ça devait venir droit du cœur.

— Peut-être que tu m'en veux de t'avoir menti gamin, mais j'avais mes raisons qui valent ce qu'elles valent... Peu de temps après ta naissance, je m'étais rapproché de ton père. La photo que t'as retrouvée date de cette époque. Mais la réconciliation n'a pas durée longtemps. On s'est engueulés violemment, au point que je ne voulais plus avoir affaire à la famille. Ça faisait remonter trop de mauvais souvenirs. J'espère que tu m'en voudras pas...

Je ne vais pas lui en vouloir après ce que je viens de vivre. Je le lui fais savoir d'un signe horizontal de la tête, et attends la réponse à ma question...

— J'étais où ces derniers temps ? Loin. Loin... Pas physiquement, mais mon esprit avait besoin de hauteur. La mort de mon pote Riton m'a anéanti, alors sortir de Villefranche, la ville qui me rappelait toute cette merde, est devenu un besoin vital. J'avais la haine. Un ami d'enfance, devenu fermier, m'a hébergé en échange de ma participation aux tâches domestiques. Là-bas, dans ma ferme, j'ai pu réapprivoiser l'ennui. Ainsi j'ai chassé la haine de mon cœur. Sinon j'aurais pu devenir mauvais, et finir en prison, ou dans cet asile où dort le blondinet que tu viens d'aller voir.

— Il ne dort pas. Il est juste inerte.

— Je l'ai vu ce gamin, et je parle pas seulement de l'autre soir. Je le croisais souvent quand il sortait de l'école, il m'arrivait de faire la manche dans le coin. D'ailleurs c'était l'époque où on s'est rencontrés. Il avait pas l'air méchant. Juste teigneux quand il était contrarié. Un gamin comme les autres...

— Tout à l'heure au Vinatier, j'ai un peu discuté avec son ami William qui l'a bien connu. Il m'a confié qu'énervé il pouvait être bien plus que teigneux, en prenant pour exemple une bagarre à laquelle il a participé, un soir où ils rentraient chez eux, avec leurs potes. Il aurait pu tuer si un de ses amis, un costaud, n'était pas là pour le retenir.

— Ça m'étonne pas... Moi aussi j'avais de la rage à revendre quand j'étais plus jeune. Mon cœur était une montagne de soufre. Puis vers mes vingt ans, comme tu le sais déjà, j'ai étudié la philosophie. Mon cœur s'est alors changé en une pierre hermétique aux pluies de flammes que le monde lui déverse.

Je descends mon verre par petites gorgées, pendant que Corinne, plus habituée, vient de vider le sien.

— Son grand frère que j'ai rencontré par hasard m'a raconté quelques anecdotes sur lui, et d'après ce que j'ai entendu, il est pas aussi comme les autres que tu dis...

— Crois-moi que peu importe les bizarreries qui t'ont été rapportées, il est pas né comme ça. Car dans ma carrière de clochard, j'en ai croisé par douzaines, des bons gars qui passent leurs premières nuits sous les ponts en parfaite santé mentale, plus droits qu'un soldat au garde à vous, et passent les dernières à bougonner tout seul sur un banc à côté de leur bouteille. Le temps les a détruits. Et ton blondinet, c'est pareil. Entre l'époque où je le voyais sortir du collège et maintenant, lui seul sait ce qu'il a entendu, ce qu'il a vu. Le monde n'est qu'une immense école de la folie. Certains, comme ton blondinet, ont trop bien appris leur leçon. Quand bien même il serait fou... Car c'est pas dans les asiles qu'on les trouve, les plus fous... Crois-moi que j'ai moins peur des schizophrènes, des tordus, des punks, des détraqués, des obsédés compulsifs, des asociaux, des dégénérés, des misanthropes, de ces marcheurs solitaires qu'on peut croiser de nuit... que de tous ces braves gens, gavés de bonne morale, qui changent de trottoir à la vue du premier marginal à dreadlocks... Qui ratatinent la gueule du plus faible pour que le plus fort ratatine les leurs pas trop violemment... Qui peuvent dormir tranquille après avoir menti au peuple en le regardant droit dans les yeux. Les premiers ne sont, comme dirait l'autre, que trop fatigués d'avoir à présenter toujours comme un idéal universel, surhomme du matin au soir, le sous-homme claudiquant qu'on nous a donné.

Je me trouve bête de rester muet devant mon oncle, mais que dire à une personne ayant beaucoup plus expérimenté la vie que moi ? Pendant ce temps, Corinne s'endort... Elle non plus n'a pas l'apparence de sa réalité intérieure, mais dans le bon sens.

Georges se lève et se dirige vers les cabinets. Corinne dort profondément, je ne suis pas loin d'en faire de même. Je baille devant mon verre encore à moitié plein et la pochette de William récupérée tout à l'heure. Une feuille en dépasse. Intrigué, j'ouvre la pochette et en découvre le contenu : des feuilles griffonnées. Un poème sur la première...


Dans la nuit des temps, la génèse noire,

Vivait dans la paix l'ancêtre des hommes,

Sous un ciel d'encre, son ténébreux dôme,

Dans son univers sans matin ni soir.


Sa vie s'écoulait sans le moindre éclat ;

Dormir, se nourrir, se perpétuer,

Formaient le cycle de sa destinée,

Jusqu'à cet instant où le ciel brûla.


Et cet homme vit, de ses yeux d'enfants,

Se lever au loin un grand luminaire

Qui donna naissance au bleu de la mer,

Puis lui révéla la couleur du sang.

Ce coloris pourpre, effrayant et vif,

Qu'il ne voyait pas, sous son ciel d'antan,

Quand pour sa survie, de rage brûlant,

Il le fit couler, aveugle et naïf.

Il ne savait rien, ignorait ses vices.

Mais dorénavant, sous son nouveau ciel,

Il dut supporter l'horreur éternelle

De ce sang coulant pour son bénéfice.

Ce luminaire, le cercle de feu

Qui lui apporta joie et conscience,

Il l'attribua à la Providence,

Puis le vénéra en levant les yeux.

Brûlant de savoir et de connaissance,

Il se prit d'un besoin d'aimer la sagesse

Et s'aperçut de sa grande faiblesse,

S'éloignant ainsi de sa noire enfance.

Et il s'éloigna, s'éloigna toujours,

Puis sur son chemin, sa quête éternelle,

Le cercle de feu brilla de plus belle

Dans son zénith bleu digne des beaux jours.

Ainsi, ébloui, son œil se posa

Sur l'immense terre aux mille couleurs,

Le plus beau saphir du Grand Créateur,

Et s'émerveilla de tous ses éclats.

Mais l'astre qui fut rouge puis orange

Offrit des lueurs toujours plus ardentes,

plus agressives, plus phosphorescentes,

Et devint alors aussi blanc qu'un ange.

D'un blanc omniscient, un blanc criminel

Pour le bleu des eaux, le vert des prairies ;

D'un blanc aveuglant, criminel aussi,

Pour l'œil fragile de cet homme frêle.

La couleur du sang ne le hanta plus,

Mais les arc-en-ciel, eux aussi, muèrent

En un souvenir perdu dans les airs.

Et l'homme, ébloui, se cacha la vue.

Son monde subit ce terrible ciel

Qui recouvrit tout d'une teinte unie,

Telle un grand éclair ; Et l'homme, meurtri,

Se mit à rêver d'une nuit nouvelle.

Cette nuit d'antan, la seule pouvant

Enfin détruire ce blanc si féroce,

Qui fit du monde le jardin atroce

Où l'homme rêva du chant d'un serpent.

I look inside myself and see my heart is black
I see my red door I must have it painted black
Maybe then I'll fade away and not have to face the facts
It's not easy facin' up, when your whole world is black

Paint It Black - The Rolling Stones

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