Merci de répondre honnêtement

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Qu’est-ce que… ? Un questionnaire ? Il faut remplir un questionnaire, maintenant, pour s’inscrire sur une plate-forme d’échanges en ligne ? Je roule la petite molette rouge cerise de ma souris pour descendre tout en bas de la page. Mais ! Il y a au moins cinquante questions ! C’est quoi leur délire ? J’aurais préféré cliquer sur quatre ou cinq photos pour trouver les vélos ou les passages piétons. Il est évident que je ne suis pas un robot !

En soufflant bruyamment, je tape simplement un tiret en réponse à la première question et passe à la suivante. Une ligne rouge apparaît alors aussitôt, je tressaille et lis :


« *Les champs avec astérisque sont obligatoires.

Merci de répondre honnêtement à chacune des questions. »


What ? C’est quoi, ce site ? Je parcours à nouveau la page entière. Toutes les questions portent un astérisque ! Mon œil gauche commence à tressauter, comme cela arrive souvent quand je m’agace. Je souffle à nouveau. J’ai besoin de m’inscrire, je dois le trouver. Je sais qu’il est sur cette plate-forme. Cela fait déjà de longs mois que je le traque et j’ai enfin une piste. Ma seule piste…

Bon.

Je suppose que je ne suis pas à quelques heures près. Je regarde par la fenêtre de ma chambre, par-dessus mon écran. La nuit est déjà tombée. Au loin, j’entends les cloches discrètes d’une église. Mes yeux reviennent sur mon ordinateur portable et je remonte à la première question, résignée.


Question 1 : Pourquoi voulez-vous vous inscrire sur cette plate-forme ?

Parce que. Parce que je pourchasse quelqu’un pour le… non, je ne vais pas écrire cela !... parce que j’ai besoin de… de… j’ai besoin de partager ? J’émets un petit rire dans ma barbe, c’est drôle, ça ! Non, je ne partage pas… jamais ! Je tape rapidement : « Parce que j’ai besoin d’échanger ». Oui, c’est bien, ça, c’est plat, c’est neutre, c’est bidon. Donc, c’est parfait. Question suivante.


Question 2 : Comment avez-vous eu connaissance de notre site ?

Et bien, grâce à ma détermination sans faille et surtout à une enquête minutieuse de plusieurs mois, suivie de près par le piratage du site de la pol… heu, non. « Grâce à des recherches sur des sites Internet ». Voilà, continuons avec le neutre et les platitudes.


Question 3 : De quel animal vous sentez-vous le plus proche ?

Alors là, on saute du coq à l’âne. Vraiment ? Qui se préoccupe de savoir quel est mon animal préféré ? Je repense à la ligne qui s’était affichée devant mes yeux : « Merci de répondre honnêtement », en rouge vermillon. Un frisson parcourt lentement ma colonne vertébrale et descend sur mes épaules. Je réfléchis : n’importe quel animal avec des griffes.

Je regarde mes ongles. Mes ongles rongés, presqu’au sang, et qui ne me servent à rien du tout. Je les déteste. Depuis mes quinze ans, je les déteste. Ils sont inutiles. Laids et inutiles. Je fronce les sourcils en les toisant, comme pour leur faire regretter d’exister, leur montrer à quel point je suis déçue d’eux.

Rageusement, j’appuie sur quatre touches : L-Y-N-X. Solitaire, discret, on peut même dire furtif, mais toujours à l’affût et surtout avec de grandes griffes, j’aime le lynx.


Question 4 : A quel âge avez-vous commencé à… ?

Je ne lis même pas la fin de la question, mon esprit est déjà parti loin. Les yeux vagues, je me plonge dans mes souvenirs. Pas longtemps, c’est encore très frais dans ma mémoire malgré les années qui ont passé. La première fois… c’est celle qui m’a permis de découvrir ce que j’allais faire pour gagner ma vie, même si je ne l’ai compris que bien plus tard.

La première fois, c’est quand je l’ai poussé, sur le quai du métro, sur la ligne 14, celle qui est automatisée. L’une des portes automatiques du quai était restée ouverte alors que la station était déserte, un dysfonctionnement apparemment non détecté. Honnêtement, je ne pensais pas que ça ferait ce bruit-là. Je m’étais imaginé un grand « bong », assez fugace, suivi d’un silence. Cela a bien fait un grand bruit, sourd, mais en même temps… liquide, comme quand on mange un fruit bien juteux et qu’il explose dans la bouche. Oui, c’est bien ça, ça a fait un « bruit liquide ». Je me souviens m’être dit que ce bruit était vraiment satisfaisant, même s’il avait été noyé au milieu des grincements de la rame qui s’arrêtait normalement en station. J’étais restée là, sans bouger, à écouter, à observer les fines traînées rouges courir à toute vitesse, horizontalement, sur les fenêtres du premier wagon. Puis la rame s’était arrêtée, les portes s’étaient toutes ouvertes en même temps, en protestant, s’étaient toutes refermées en même temps, et la rame était repartie sans un mot, avec son fardeau.

Ensuite, il y avait bien eu ce grand silence que j’attendais. Le silence qui suit est toujours réconfortant. On parle du calme avant la tempête, moi, je pense au calme ‘après’ la tempête. Alors, j’avais tourné les talons, les mains dans les poches de mon pantalon moulant, et j’étais rentrée chez moi, apaisée.

Je place le curseur dans le champ et inscris : dix-sept ans. Puis je corrige : cette fois-là, la première fois, c’était tout juste après mes quinze ans… dix-sept ans, c’était l’autre.


Question 5 : Quel est votre vêtement préféré ?

Je repense à l’autre, justement, le deuxième, qui portait un jean large tombant très bas sur ses hanches, et un sweat à capuche sans forme, très ample aussi, sûrement de deux ou trois tailles au-dessus, rouge, moche. Les vêtements amples, ce n’est pas pratique. D’accord, ça s’envole, ça plane comme une chauve-souris, ça se déploie tout autour, c’est joli, presque poétique. Mais ça s’accroche et ça peut tout gâcher en quelques instants. Les vêtements amples sont imprévisibles. Je ne les aime pas. Je préfère nettement ceux qui sont près du corps, qui tombent correctement, coulent et s’enfoncent vite.

Sur mon écran s’affichent les mots suivants : « Les pantalons moulants et les débardeurs ». Pas de surprise avec les leggings et les hauts sans manches. Un travail propre et net. J’aime le travail bien fait.


Question 6 : Quelle est votre saison favorite ?

Le début de l’automne, quand les vêtements près du corps refont leur apparition, quand les jours commencent à raccourcir et que les ombres s’allongent.


Question 7 : Selon vous, quelle est la meilleure méthode pour… ?

Je lis vite, je suis un peu pressée, j’ai hâte de finaliser tout ceci et de passer enfin aux choses sérieuses. Et surtout, je ne veux pas repenser à tout cela maintenant. Ressasser les vieux souvenirs, ce n’est jamais une bonne idée. La meilleure méthode ? La meilleure méthode… le train ? Non. Le pont ? Non, c’est nul et ça fait brouillon… ça fait celui qui n’a rien préparé et qui saisit l’occasion. En même temps, ça arrive. Mais je ne veux pas que les gens pensent que je suis opportuniste ou que je bâcle ce que j’ai à faire. Je grimace. Heu… utiliser un objet contondant et tranchant ? Pfff, c’est d’un commun ! Je m’agite sur mon fauteuil de bureau à roulettes. Je ne sais pas, moi, quelle est la meilleure méthode ! Ca dépend de la cible, du moment, de l’opportunité ! Ce n’est pas toujours facile de savoir à l’avance ce qu’on va faire ! Quelques souvenirs imagés, étrangement vivants, passent devant mes yeux ; je les élimine en secouant vivement la tête.

Je tape sur mon clavier : « N’importe quelle méthode rapide et propre, selon la situation qui se présente ». Voilà, très bien. Et c’est une réponse honnête, en plus.

Je dresse soudain la tête : pourquoi je réfléchis à tout cela ? Pourquoi je réfléchis réellement à mes réponses ? Je pourrais écrire n’importe quoi, quelle importance ! C’est juste un stupide formulaire d’inscription ! Pire : pourquoi je lis les questions ? Mais au fond de moi, je sais… c’est à cause de la petite phrase rouge sur l’honnêteté… Pourquoi a-t-il fallu qu’ils choisissent cette couleur ? Ces quelques mots se sont imprimés dans mon cerveau et refusent d’en sortir… « Merci de répondre honnêtement » - en rouge. Je soupire et passe à la question huit.


Question 8 : Quelle couleur vous correspond le mieux ?

Et bien, le rouge, évidemment. Plus précisément, les rouges, tous les rouges.

Le rouge clair, délavé, dilué dans l’eau froide, qui stagne, immobile.

Le rouge sombre, épais, coulant, qui s’étale lentement et cherche à s’infiltrer insidieusement entre les lattes d’un parquet.

Le rouge cerise, en forme de longs filaments, rapides, qui courent sur les vitres et les murs.

Le rouge vermillon, éclatant, éparpillé, formant de petites billes projetées tout autour, parfois à plusieurs mètres ; des petites billes d’un rouge bien brillant, agrémentées de reflets fugaces lumineux et argentés.

Je sens mes yeux briller avec avidité dans l’obscurité. Je repense à la phrase rouge qui s’est inscrite sur mon écran un peu plus tôt. J’ai tressailli au moment où elle s’est affichée. Le rouge me fait toujours cet effet. C’est une couleur qui me hante, m’hypnotise et me galvanise en même temps.

Je prends une grande respiration.

Le blanc, c’est bien aussi, le blanc qui devient de plus en plus pâle, jusqu’à devenir un peu cireux. Le blanc du visage qui devient blême, ce visage qui comprend tout à coup.

J’écris : « La couleur rouge ».


Question 9 : A quelle époque auriez-vous aimé vivre ?

Je sursaute, je sors de mon hypnose. Peu importe, toutes les époques proposent des opportunités. Mais s’il fallait vraiment en choisir une, j’opterais pour la Révolution, c’était sanglant à souhait. En tout cas, jamais je ne voterai sciemment pour une époque connaissant les recherches ADN !


Question 10 : Quel personnage historique auriez-vous aimé rencontrer ?

Jack, bien sûr.

Question subsidiaire… mais obligatoire aussi, visiblement… : Etes-vous un humain ?

C’est quoi cette question ? Bien sûr que je suis un humain ! Un humain ordinaire, un humain avec un travail et qui cherche à satisfaire ses besoins, comme tout humain qui se respecte ! Tout ce qu’il y a de plus humain ! Je saisis rageusement le mot « OUI » !


Dernière étape : Choisissez un pseudonyme grâce auquel les membres de notre plate-forme pourront vous contacter.

Un pseudonyme ? OK, alors… Carmina Sicarius.


J’ai mis presqu’une heure pour répondre à toutes ces questions idiotes. Ce questionnaire m’a remuée, je ne sais pas pourquoi, les questions étaient pourtant anodines, innocentes, en réalité.

Je déplace la petite flèche blanche en bas de la page. On me demande d’accepter les conditions générales d’utilisation et la politique de confidentialité du site. Je n’exige pas qu’on accepte mes conditions générales, quand je prends un contrat, moi ! Je suis impatiente d’en finir, je ne vais pas m’amuser à consulter tout ce galimatias juridique ! Comme si les gens prenaient le temps de lire les conditions générales... De toute façon, j’ai inscrit un faux nom et une fausse adresse, bien évidemment... Ici, rien n’est vrai, tout est permis… Je coche la case, puis je clique à droite sur le bouton vert de validation finale. Un nouveau message s’affiche, toujours en rouge… :


« Erreur 408 – Votre session a expiré.

Vos données n’ont malheureusement pas pu être sauvegardées.

Cliquez -ici- pour revenir à l’accueil. »


Je lis le texte trois fois. Je me mets à souffler par le nez. Ce formulaire m’a agacée et je suis maintenant en manque, énervée et en manque. Mon œil gauche fait à nouveau des siennes. Il faut que je sorte. J’ai besoin de rouge. Je grogne. Je ferme brusquement l’écran de mon ordinateur en me levant, j’attrape mes clefs sur la console et je claque la porte de l’appartement…

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