3.

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La justesse de sa question frappa Liam à l’instant où il la posa. Cette accumulation n’avait rien de normal, même si le pourquoi lui échappait encore.

— Ça signifie quoi ? interrogea la fille l’interrompant dans sa réflexion.

Beaucoup trop de choses à son goût. Toutes les théories défilaient, de la plus évidente à la plus tordue. Que la poisse le poursuive arrivait en tête, une éventualité préférable aux autres scénarios. Oui, il aurait voulu que ce ne soit qu’un malheureux concours de circonstances, un paquet d’emmerdes qui ne se produisent qu’en série. Seulement, son cerveau lui soufflait une alternative. Il se passait un truc pas net, mais impossible de se concentrer.

— Hé ! s’insurgea-t-elle. Pourquoi ma montre t’intéresse autant ?

Il lui fallait une vérification, juste de quoi étayer son hypothèse.

— Tu as autre chose dans ton sac ?

— Tu pourrais arrêter de répondre à mes questions par d’autres questions ?

— Est-ce que tu as un appareil électronique sur toi ? tonna-t-il. Un MP3, un ordi, n’importe quoi ?

— Non ! Ça te va ? Maintenant, dis-moi…

Liam bondit sur ses pieds et colla son oreille aux portes de l’ascenseur.

— Chut ! ordonna-t-il.

Elle obtempéra sans rechigner avant de se rapprocher, mêlant sa chaleur à la sienne. Des pas, il jurerait avoir entendu des pas ! À moins que ce ne soit les battements de son cœur. Gamin, lorsqu’il percevait ces martèlements réguliers, la tête comprimée contre l’oreiller, il se figeait de peur, persuadé qu’il montait dans les escaliers. Non, pas cette fois, plus jamais. Là, c’était des pas, des vrais.

— Hé ! Oh ! Il y a quelqu’un, hurla-t-il.

La fille sursauta, fit vibrer la cabine.

— Bon sang ! Préviens-moi la prochaine fois, haleta-t-elle. Tu as entendu quelqu’un ?

— J’en sais rien, j’ai entendu un truc.

— Pourquoi tu chuchotes ?

Pour percevoir le moindre mouvement, pour s’assurer qu’il ne passait pas à côté des secours ou de n’importe qui aptes à le sortir d'ici. Inutile de lui expliquer, elle pigerait seule. Il crut distinguer une porte claquer, impossible de l’affirmer. Dans un conduit comme celui-là, tous les bruits se répercutaient, s’amplifiaient et ne lui apportaient aucune réponse. Puis un bruissement plus distinct parvint à eux.

— C’est quoi ça ? murmura-t-elle.

— Hé !! ya quelqu’un ? On est dans l’ascenseur ! On est bloqué !

Il s’époumona même si, dans ce silence, le moindre son portait loin. Personne dans l'immeuble ne passerait à côté de ses hurlements, à moins qu’ils aient tous disparu. Le bruissement se rapprocha et Liam redoubla de coups sur la porte pour attirer l’attention.

— Il y a quelqu’un ? balbutia une inconnue.

Le filet de voix lui arracha un sourire, le premier depuis longtemps. La promesse d’une sortie imminente effaça toutes les questions, supprima pour un temps toutes les théories qui le taraudaient.

— Madame ! Oui, on est là, dans l’ascenseur ! Il est en panne. On a besoin de vous.

— Bien en peine… trouve pas le chi.

— Hein ? Parlez plus fort ?

— Arrive pas… Personne.

— Rapprochez-vous des portes ! hurla Liam.

— Je trouve pas le chi !

C’était bien sa veine ! Il ne captait pas un mot. De tous les secours, il fallait qu’il tombe sur une bouée percée. La fille se racla la gorge pour attirer son attention. Pas maintenant ! D’un geste agacé, qu'elle ne pouvait percevoir, il lui intima de le laisser gérer.

— Madame ! On a besoin de vous, on est coincé !

— Ça marche pas ! se plaignit-elle.

— Merci, je l’avais bien compris ça ! marmonna-t-il.

Au moins ses paroles devenaient compréhensibles. Liam imagina la femme, chignon gris et tablier à fleurs, collée aux portes froides, appuyant avec frénésie sur le bouton d’appel.

— Vous pouvez téléphoner aux secours ? reprit-il avec plus de calme.

— Quelle misère, geignit-elle.

— On a besoin de vous ! Il faut chercher de l’aide, insista-t-il.

— Le bouton ne marche pas.

Et merde, elle pige rien, ragea Liam ponctuant sa déception d’un coup sur le battant. Une poigne ferme lui agrippa alors la main. Les doigts rugueux resserrés sur ses phalanges l’obligèrent à reculer.

— Je m'en occupe, chuchota la fille avec une douceur que démentait son acte.

Il oublia la voix de l’autre côté de la cabine, l’ascenseur et le noir. Ce contact lui bloqua les pensées alors qu’il croyait avoir progressé. Fini de se paralyser ou sursauter au moindre rapprochement intempestif. Une main sur l’épaule, un tapotement sur la tête, un frôlement de genoux et il perdait pied. Personne ne le touchait, il ne touchait personne, sa bulle était inviolable. En vieillissant, il avait saisi que certains gestes, comme la poignée de main, étaient inévitables. Enserrer ces paumes moites, sentir ce combat de phalanges, jouer à celui qui écraserait l’autre, un duel qu’il avait décrypté, apprivoisé. Dès qu’un bras se tendait, il gonflait le torse, se contractait avant de se lancer dans l’arène. Par la suite, des contacts plus doux atténuèrent ses angoisses. Des doigts effleurés, une joue caressée, uniquement réservés à certains. Certaines, en l’occurrence. Et encore, chaque fois qu’une fille osait se frotter à lui, il ne pouvait réprimer un frisson glacé. Il devait rester maitre de la manœuvre, initier l’échange et limiter le superflu. Pas de calin volé entre deux portes, de cajolerie au petit déjeuner. Il laissait ça à d’autres. Et si la fille se plaignait, l’interprétait comme du désintérêt, et bien, elle allait voir ailleurs. Elles allaient toujours voir ailleurs. Sauf une. Elle avait gardé ces distances, n’avait pas franchi ce cocon tacite tissé autour de lui. Seulement, ce qu’il avait pris pour du respect cachait autre chose. Il avait dû régresser à cause d’elle pour se figer ainsi. Énervé de ne pas maitriser ses réactions, Liam dégagea son bras d’un geste sec. Elle voulait gérer la vieille, qu’elle le fasse !

— Madame Michaud ! C’est moi, Mo !

— Oh ma petite Mo, répliqua-t-elle un sourire dans la voix.

— Vous allez bien ?

— Quelle misère ! gémit de plus belle la femme.

— Ça va aller, Madame Michaud.

Manquaient plus que le thé et les petits gâteaux, songea Liam exaspéré. Il croisa les bras de dépit tout en s’adossant contre la paroi.

— Sois patient, lui intima Mo, devinant son attitude.

— Je ne comprends pas ce qu’il se passe. Je regardais mon émission et puis, tout d’un coup, plus rien. Il faudrait que tu viennes voir, Mo.

— J’arrive dès je peux, Madame Michaud.

Liam ricana et reçut en réponse un coup jeté à l’aveugle.

— Vous avez essayé d’appeler Chichi, c’est que vous disiez ?

— Oui, mais le téléphone ne marche pas. Et tu sais bien que je ne peux pas monter à l’étage.

— Je suis au courant, Madame Michaud. Horace alors ? Il pourrait vous aider, tenta Mo avec patience.

— J’ai frappé, mais personne ne répond. Non, je t’attendais. Je me suis dit que tu saurais quoi faire et puis tu devais m’apporter mes courses. D’ailleurs, tu as pensé à passer à la pharmacie ?

— Oui, Madame Michaud. Ne vous en faites pas, j’ai tout. Mais il faut vraiment que vous alliez chercher quelqu’un.

— Non, non. Horace ne répond pas et je ne vais certainement pas frapper chez l’autre peste. Elle m’ennuie déjà assez comme ça.

— Je sais, mais on a besoin de vous.

— Mo, pourquoi tu ne sors pas de là. Tu irais lui parler, toi.

— Quelle bonne idée ! grinça Liam. Hein Mo, pourquoi tu ne sors pas l’aider ?

— Très utile comme question, ça ! répliqua la jeune femme.

— Je sais, oui, s’amusa-t-il.

— Je ne peux pas, reprit Mo en s’adressant à la vieille dame. Je suis coincée dans l’ascenseur. Vous devez trouver quelqu’un.

— Je t’ai trouvée, toi.

— Essayez encore à cet étage. Ou sortez ?

— C’est trop dangereux, il fait noir et ma bougie est presque morte. Heureusement que j’en avais gardé une. Mon Jules disait toujours, Octavie, garde des bougies pour les mauvais jours. Il visait juste Jules. Il aurait su quoi faire, ça, c’est sûr. Mais quelle misère !

— C’est dans tout l’immeuble, la coupure ? essaya Mo en adoptant une autre tactique.

— Chez moi, dans le couloir et les escaliers. Le lampadaire dehors marche même pas, il aurait pu éclairer mon salon !

— Il n’y a plus de lumière à l'extérieur ? intervint Liam soudain intéressé. Dis-lui de regarder ce qu’il se passe dans la rue.

— Vous avez entendu, Madame Michaud ? Il y a quoi à votre fenêtre ?

— Je sais pas. C’est le bazar dehors, on n’y voit rien. Mais c’est toujours le bazar dehors, surtout la nuit. Sauf qu’il ne fait pas tout à fait nuit. Presque.

— Vous ne voulez pas vous renseigner, pour moi ? Regardez dans la rue et revenez nous dire.

— Quelqu’un nous a trouvés, mais j’aurais préféré éviter cette vieille folle, lança Liam.

— Elle n’est pas folle, juste désorientée, rétorqua Mo à mi-voix.

— D’accord, je fais ça.

Liam tendit l’oreille et perçut des pas trainants s’éloigner. Il reprit sa place près de la console, réalisant que Mo agissait de même, s’affalant avec un soupir.

— Elle n’est pas folle, ok ?

Son ton, presque suppliant, lui fit ravaler une réplique. Il s’assit, s’accordant un moment de répit. Folle ou pas, elle n’apportait pas de solutions. Même s’il voulait des informations sur l’extérieur, ça l’aiderait en quoi pour sortir de là ? Il imaginait mal la Michaud hurler au secours dans la rue. Et qui viendrait ? Un des clodos de tout à l’heure. Non, leur meilleure chance résidait dans un des types que Mo avait cités. En espérant que la vieille se trompe et qu’ils soient dans l’immeuble. C’était pas la source la plus fiable. Quoique tout n’était pas si absurde quand on y réfléchissait.

— Le téléphone, la télé, la lumière, murmura-t-il.

— Tu nous fais quoi là ? souffla Mo.

— T’as raison, elle est pas si folle ! s’exclama Liam en se redressant.

— J’ai envie de demander pourquoi, mais est-ce que tu vas me répondre ?

— Tout concorde, tu ne vois pas ?

— Non, je ne vois rien et je ne pige rien.

— La télé et le téléphone de la vieille ne fonctionnent plus, comme l’ascenseur.

— Ben, c’est une coupure de courant, faut pas être Einstein pour le comprendre. Et l’appelle pas la vieille !

— Non ! Une coupure n’explique pas ta montre ou ton portable. Il n’y a qu’une seule chose qui permet d’atteindre tous ces circuits.

Partagé entre l’excitation de la découverte et l’angoisse que cela supposait, Liam osait à peine formuler la réponse à voix haute. Merde, son intuition était juste. Il ne pouvait pas se planter pour une fois.

— Comment tu t’appelles ? interrogea Mo.

Liam ne connaissait pas grand-chose aux femmes de manière générale, mais ce ton, il le maitrisait très bien. Ses ex l'employaient et en général, il annonçait la fin de l’aventure ou le début des hostilités, ça dépendait du point de vue. Signe avant-coureur que ça allait chauffer pour lui, il se retint de souligner que c’était hors-sujet et un peu tard pour des présentations. Inutile d’en rajouter quand il n’avait aucun moyen de fuir le combat.

— Liam, lâcha-t-il du bout des lèvres.

— Bien. Alors, Liam, tu vas enfin finir une de tes phrases et me répondre. D’abord tu me saoules avec ma montre, puis avec un MP3. Et maintenant ça. Qu’elle est cette unique chose qui explique tout ? De quoi tu parles, bon sang ?

— Une IEM.

— Quoi ? souffla-t-elle moins assurée. Pourquoi une IEM ?

— Ben, il n’y a qu’une impulsion électromagnétique qui peut éteindre tous les appareils en même temps, connectés ou non.

— Mais…

Il ne la voyait pas, mais imaginait sans peine son hébétement. Personne ne voulait songer à ce genre de merde parce que ce genre de merde n’arrivait jamais. Ou alors dans un pays lointain qu’on était infoutu de placer sur une carte. Il comprenait le brouillard qui la hantait, cet instant de blocage où tous les neurones cessent leur agitation avant le brusque démarrage. La machine s’emballe, les questions affluent et les futurs possibles se barrent dans tous les sens pour aussitôt être réfutés. Oui, il connaissait et préférait tempérer l’annonce.

— Ce n’est qu’une théorie, hein ! atténua Liam.

— Oui, qu’une théorie. Ma batterie peut être à plat, ma montre avoir pris un coup et puis la centrale qui alimente le quartier a pu avoir un souci.

— Voilà, acquiesça-t-il sans conviction.

— Tu n’y crois pas une seule seconde, hein ?

— Pas vraiment. Je ne vois pas d’autre explication. Et si ta Madame Michaud revient et nous raconte que plus rien ne fonctionne dans la rue, les lumières, les voitures ou je ne sais quoi, ben…

— Ben ?

— Ascenseur 1 – Nous 0

— D’accord.

D’accord. Bonne réponse. Pas de longs développements sur l’IEM, pas de crises d’hystérie.

— Mais je peux me planter. Tout ne concorde pas, renchérit-il.

— Comme quoi ?

— Les lumières de sécurité sont censées résister.

— Elles ne marchent pas. Il y a deux semaines, on a eu une panne de courant et Chichi, bloqué dans l’ascenseur, se plaignait d’y voir comme dans un four.

Inutile de répliquer, ils cumulaient les emmerdes et c’était tout. Devant son silence, Mo souffla, pas d’exaspération, mais de résignation. Bizarre comme une respiration s’interprète de différentes façons.

— Bon, lâcha-t-elle enfin. Ascenseur 2 – Nous 0, je crois.

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