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Malgré les années à imposer le cadenas de l’oubli à cette porte du passé, un seul geste doux teinté de l’acide du désinfectant renvoya Liam à ses six ans. Perché sur un tabouret, les mains crispées sur ses genoux écorchés, il refusait de regarder droit devant lui. Droit devant l'unique personne qui appliquait du baume sur une lèvre gonflée ou une pommette ouverte. Par honte ou par peur, il l’ignorait. Surprendre sur ces traits ridés, la compassion ou la colère menait à l’absurdité du monde des adultes, lançait des questions trop difficiles à digérer pour un petit garçon. Alors, il fermait les yeux, serrait les dents pour anticiper la douleur et sursautait à chaque fois que la vieille femme emprisonnait son visage tuméfié dans une paume bienveillante et caressait du pouce sa tempe. Autant il restait stoïque face à un poing, autant des doigts glissant dans sa tignasse le déstabilisaient. Il sentait le frôlement du jupon sur ses jambes frêles, le souffle de la dame d’à côté dans son oreille et surtout la tendresse d’un geste inédit. La souffrance importait peu, comme les plaies qui grattaient, les bleus qui tiraient au violet puis au jaune, Liam se concentrait sur cette pause, s’autorisait à baisser la garde pour un temps.

— Je ne te fais pas mal ?

Liam ouvrit les yeux pour ne découvrir que du noir. Plus de tablier taché, de toile cirée trop nettoyée, plus de vieille dame au regard révolté. Projeté dans son corps d’adulte par le murmure de Mo, il s’accorda une seconde pour émerger. Il porta la main à sa plaie et se heurta aux doigts de la jeune femme.

— Ne touche pas, j’ai presque fini, chuchota-t-elle en replaçant son bras sur ses genoux.

Il s’obligea à expulser l’air bloqué dans sa poitrine et à garder les paupières ouvertes malgré l’obscurité. Encore l’esprit embrumé, les contours du visage de Mo se confondaient avec ceux de sa bienfaitrice. Non, il n’avait plus six ans et l’angoisse au bide. Il aurait reconnu, même dans le noir, le parfum de bergamote et les effluves de café toujours à chauffer sur le coin du poêle. Sa voisine devait être morte depuis des années, maintenant. Il n’avait jamais pris de ses nouvelles ni d’elle ni des autres d’ailleurs. Trop dangereux, trop douloureux. Il espérait néanmoins qu’elle s’était éteinte dans la douceur qui la caractérisait, qu’un gamin avait été présent le jour de l’enterrement, versant des larmes de chagrin mêlées de gratitude au lieu des habituels sanglots de colère qu’elle essuyait. Oui, il espérait que sa bonté avait au moins résonné dans les chants funèbres.

Il aurait dû y être, mêler sa voix à l’oraison et lui chuchoter le merci qui n’avait jamais franchi ses lèvres. Mettre de côté sa fierté, plonger dans ses yeux délavés et lever une main vers son sourire, juste pour s’assurer qu’il était vrai. Il étendit son bras, prêt à esquisser le mouvement presque contre son gré.

— Voilà ! annonça Mo fièrement. J’ai fait au mieux.

— Merci, réussit Liam à lâcher malgré sa surprise.

La gorge comprimée, il serra les poings, s’accrocha à une indifférence feinte, sa meilleure alliée. Il avait hâte qu’elle rejoigne sa place, que sa solitude l’enveloppe à nouveau. Il se méfiait de lui, se méfiait d’elle, comme de tout le monde.

Elle remballa ses affaires, occupa le silence de bruissements de sacs, de bouchons vissés et autres papiers froissés. Il appréciait qu’elle ne cherche pas à meubler, mais lui, peinait à se refréner. Les vannes de la curiosité s’étaient ouvertes et il détestait ça. Il détestait les phrases usuelles pour faire connaissance, comme les étapes obligatoires pour se lier avec d’autres. Des conventions qu’il refusait par principe alors qu'il admettait volontiers savourer l’incompréhension et le rejet que cela suscitait. Et puis demander supposait qu’il renvoie la balle, qu’il participe à cette danse hypocrite dont on se fout des pas. Seul importait le final, la quête de découvrir une vie plus nulle que la sienne, de trouver un miroir pour ses angoisses ou pire, un pilier pour se tenir droit. Alors, il laissait cette valse à d’autres. Ils pouvaient bien lui raconter n’importe quoi, se construire des goûts, une vie au grès de leur envie. Non, il découvrait le nécessaire à l’usage sans rien demander, il grattait le vernis lustré en ignorant le discours, les mots des centaines de fois répétés. Un geste inconscient, une moue incontrôlée lui offraient le peu utile. Seulement Mo restait invisible, alors elle titillait son imagination. Cela faisait longtemps que les autres ne l’avaient pas intrigué. Depuis Solène.

— T’as soif ?

— Bordel, oui ! jeta Liam soulagé.

Elle le sauvait d’un nouveau tourbillon de pensées amères. Un vent de nostalgie avait effacé son objectif, ce pour quoi il se retrouvait coincé dans cet ascenseur.

— Je n’ai pas grand-chose, mais en faisant attention, on pourra tenir quelques temps, répliqua-t-elle en s’approchant.

Des doigts agrippèrent son poignet avec assurance et Mo plaça une bouteille d’eau dans sa paume. Elle s’attarda un peu plus que nécessaire, et retira sa main avec délicatesse. Liam grogna un remerciement, rechignant à être désagréable alors qu’elle venait de le soigner et de le désaltérer. Même lui avait des limites, surtout qu’à part un couteau et des sarcasmes, il n’avait rien à partager. L’eau claire lui éclaircit les idées et évacua la boule d’angoisse qui s’accumulait dans sa gorge.

— Où t’as appris à gérer les bosses ? osa-t-il.

— Avec mon père, répondit Mo en reprenant la bouteille pour boire à son tour.

— Il était soignant ?

Mo partit d’un grand rire. Cette gaieté non retenue résonna dans la cabine et même incongrue au milieu de ce chaos, elle détendit Liam. La jeune femme s’assit face à lui, ses pieds frôlant de temps à autre les siens.

— Non, je me suis exercée sur lui. Je n’ai pas souvenir d’avoir souvent vu mon père sans un bobo quelque part.

— Fille de boxer, donc.

— Fille de privé, répliqua-t-elle avec légèreté. Il n’était pas bagarreur, mais avait tendance à se retrouver au cœur de la mêlée. Tu connais le principe ? Poser des questions, fouiner là où personne ne fourre le museau. Et puis, il préférait prendre les coups à la place des autres.

— Il était ?

— Oui, cinq ans maintenant qu’il est parti.

— Désolé.

Piètre réplique, songea Liam aussitôt. Il était désolé de quoi ? Qu’elle ait perdu son père ou qu’elle tressaille encore à l’évocation de cette perte ? Il admirait la tendresse qu’elle mettait dans ses souvenirs, l’image aux coins jaunis qui se dessinait dans ses mots. Des scènes en noir et blanc d’une fillette aux grands yeux, la pointe de la langue pincée entre des lèvres concentrées, appliquant avec un soin un pansement sur son père.

— C’est ainsi, souffla Mo en se relevant.

Liam savait les paroles creuses inutiles. Un silence respectait sa peine et évitait la résurgence d’une douleur familière.

— Tu entends ? s'exclama-t-elle.

Un pas trainant se rapprocha suivi de coups réguliers contre les portes. Ils se levèrent à l’unisson et se collèrent à l’ouverture.

— Mo, t’es là ? lança une voix frêle hésitante.

— Oui, Madame Michaud, on n’a pas bougé, ricana-t-elle. Vous avez trouvé quelqu’un ?

— Non, personne ne répond, se lamenta-t-elle. J’ai même toqué chez l’autre, pour te dire ! Elle non plus, elle répond pas. Pour une fois que je voulais la voir !

— Chichi ne devrait pas tarder à rentrer, il nous aidera. Ne vous inquiétez pas, Madame Michaud, on va s’en sortir.

Quelle patience et quelle abnégation ! Mo devait se faire bouffer tout cru dans la vie.

— Je suis pas sûre qu’il arrive à revenir, pleurnicha-t-elle. À la fenêtre, je les vois tous, courir dans tous les sens. Les voitures font n’importe quoi, il y a même des voyous qui ont cassé la vitrine de l’épicier ! J’ai essayé d’appeler, mais personne ne fait attention à moi !

— Bon sang ! s’exclama Liam. Il se passe quoi dehors ?

— Rien de bon, apparemment, souffla Mo.

— Qu’est-ce que tu dis ? Je n’entends pas !

— Non, je parlais à Liam, Madame Michaud, hurla la jeune femme.

— C’est le type qui m’a répondu tout à l’heure ? lança-t-elle suspicieuse. C’est qui ce Liam ?

— Un homme coincé avec moi, répliqua Mo.

D’un coup de coude, Elle encouragea Liam à répondre et se présenter.

— Bonjour Madame, balbutia-t-il.

— Il habite à quel étage ?

— Je ne suis pas de l’immeuble, rétorqua-t-il.

— Pourquoi vous êtes là, alors ?

— C’est un interrogatoire ou quoi, s’impatienta-t-il.

— Oublie, s’amusa Mo en posant une main apaisante sur son bras. On n’a pas beaucoup de visiteurs ici, alors dès qu’il y a une tête inconnue, on s’interroge.

— À tous les coups, il allait chez elle ! s’insurgea la Michaud. Un vrai défilé ! Encore ce midi, ils ont fait un de ses boucans. Et quand on a besoin d’elle, plus personne !

En boucle sur sa voisine, la vieille avait oublié ses griefs contre Liam. Pas plus mal. Il ne se voyait pas beugler à travers les portes les motifs de sa visite. Personne n’avait à savoir ce qu’il fichait là de toute façon. Lui-même commençait à douter. Non, ce qui le préoccupait c’était l’agitation à l’extérieur.

— Retournez dans votre appartement, la calma Mo. Si jamais il y a du nouveau, revenez nous voir. Ne vous inquiétez pas pour nous !

— D’accord ma petite. Hé vous ! Liam ?

— Oui, Madame ? s’efforça-t-il de répondre poliment.

— Prenez soin de Mo et s’il lui arrive du mal, attention !

Les pas de la femme furent couverts par leur ricanement, allégeant pour un temps l’ambiance.

— Si elle dit vrai, ce doit être un véritable enfer dehors, marmonna Mo en rejoignant sa place au fond de la cabine.

Liam hésita à la suivre, puis se reprit vite.

— Ça fait des mois que la tension monte, il fallait bien que ça pète à un moment, souffla-t-il en s’asseyant.

— Bien sûr, mais de là à de telles scènes d’émeutes ?

— La ville part en vrille depuis un bail, rétorqua Liam, blasé. Regarde ton quartier, ton immeuble ! La municipalité a complètement abandonné. À croire qu’ils attendent qu’on touche le fond pour laisser les autres agir.

— T’es pas un fan du Monde d’Après, toi ! se moqua Mo.

— Parce que tu l’es ? s’inquiéta aussitôt Liam.

Impossible, il n’aurait pas loupé ça ! Tout dans son comportement, dans ses répliques montraient le contraire des principes affichés ou réels de cette bande de fous.

— Pas du tout. À mes yeux, ce sont tous les mêmes. Un groupe de fanatiques ou de profiteurs de plus, je ne vois pas la différence.

Et pourtant, ils étaient bien plus dangereux que la plupart, parce que crédibles. Ils chantaient des lendemains meilleurs à ceux qui avaient tout perdu, à ceux qui étaient prêts à tout offrir en échange d’une lueur d’espoir. Oui, ils se méfiaient davantage de ces charlatans que des assoiffés d’argent ou de pouvoir. Seulement, il se garderait pour l’instant de lui expliquer tout ça. Liam avait appris à retenir ses opinions et à éviter tous débats. Il aurait dû argumenter, fournir des preuves, des exemples, en un mot, s’exposer.

— Au fait, débuta Mo. Je suis aussi curieuse qu’elle. Qu’est-ce que tu es venu faire dans cet immeuble ?

Et voilà ! A peine la première salve esquivée, que la seconde perpétrée par Mo le cueillait par surprise. Il se doutait bien qu’à un moment donné, elle lui poserait la question. Mais il avait échoué à inventer un prétexte valable et se trouvait désormais au pied du mur. La vérité n’était pas désastreuse, pas reluisante non plus. Restait qu’à se lancer.

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