8.

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Un barman. C’était donc avec ce type que trainait Solène. Un gars qui lui ouvrait des portes habituellement closes et la servait à l’œil. Liam esquissa un rictus amer en les imaginant imbriqués au centre d’une pièce enfumée. Entre deux tournées et contacts clandestins, elle avait étendu ses tentacules à cet univers avant de revenir vers lui jouer un tout autre rôle. Il supposait qu’elle trainait avec ce Jean, ce serait logique et tout à fait dans le personnage. Mais la Michaud et les bruits de couloirs pouvaient se planter. De toute façon, il n’en avait rien à carrer de celui ou ceux qui réchauffaient son lit, songea Liam en réajustant sa position. Seul son désir de comprendre, de connaitre toutes les ratures et coulisses de cette histoire le motivait. Oui, il avait besoin de dresser un schéma exact pour ne jamais le voir se reproduire. Depuis quand ce cinéma durait-il ? Et pourquoi n’avait-il rien vu venir ?

Pour la énième fois, il rejouait les semaines passées, les sourires en coin, les paroles assurées. Cette femme maniait retenue et aplomb avec habileté, jouait avec les codes tout en s’y conformant. Solène était une énigme et Liam n’avait jamais pu y résister. Loin d’apprécier le lisse et polie, il vibrait sous les aspérités et le compliqué. D’ailleurs, il ne voyait pas d’autres raisons pour avoir tenté le coup. Car pour le reste, elle avait tout de la fleur délicate : fragile, colorée. Mortelle. Mo était-elle de ces plantes de serre, fine et précieuse à qui il ne fallait pas trop en demander ? Il en doutait, mais son jugement ne se fondait sur rien. Liam l’imaginait plus en fleur des champs, résistant aux intempéries, les racines bien ancrées dans la terre pour s’abreuver seule. Elle résistait au temps, aux autres. A rebours, il voyait Solène comme une orchidée de batterie, enfin quand elles existaient encore.

Liam se frotta les yeux pour évacuer ces images absurdes d’une fleur au centre d’une piste de danse. Cette cabine le faisait divaguer et le silence de Mo n’aidait pas.

— Tu connais l’endroit où bosse ce Jean ? lança Liam sans préalable.

— J’y suis allée une fois ou deux, murmura Mo.

— Comme ça, madame se déhanche dès que le soleil disparait, railla-t-il pour masquer son étonnement.

Sous prétexte de s’amuser, Solène avait tenté de l’attirer dans un de ces taudis. Sur le coup, il l’avait cru en quête d’une autre forme d’excitation ou d’un nouveau public. Maintenant, il en doutait. Le moindre mot prononcé, la plus petite intention se révélait à lui sous un autre jour. Il se méfiait de tout à vrai dire, d’elle, de ses gestes, de ses regards. Il se méfiait de lui, et c’était le plus dur à digérer.

— Ça te dérange ? répliqua-t-elle.

— Non, je m’en fous.

— Il y a d’autres raisons pour fréquenter ces endroits, marmonna-t-elle lasse.

— J’en doute pas ! Boire à s’en rendre malade, fréquenter la racaille pour croire qu’on mène une vie trépidante.

— Voilà, tu as visé juste.

Seuls les horaires du gars du troisième l’intéressaient au départ. Ou alors déterminer si Mo avait côtoyé Solène dans ce repère. Maintenant, il voulait savoir pourquoi cette fille s’acoquinait dans les bas-fonds de la ville. Les autres les appelaient bas-fonds, pas lui.

Pendant une décennie, des versants dégueulasses de ce pays lui avaient pourri l’existence, des versants bien plus sombres, plus hypocrites que des bars clandestins. Une fois libéré, il aurait pu, par contradiction ou rébellion ordinaire, se ruer sur ce milieu à la première occasion. D’autres s’en étaient délectés, comme un pied de nez à l’école de pensée qui les avait élevés. C’était facile, jubilatoire, pour un temps au moins.

L’image de Marc lui revint en force. Même âge, même passé, mêmes galères. Pourtant, ses orbites creusées, son teint cireux à peine égayé par des tics faciaux avaient convaincu Liam qu’ils évoluaient dans deux mondes opposés. Balayé, le petit gars à la tignasse blonde et aux joues rougies par le travail des champs. Liam ignorait comment et quand il était sorti de son enfer, s’il avait fui comme lui, ou si un parent repenti l’avait sorti des griffes du groupe. Les dix ans qui les séparaient de leur dernière rencontre s’étaient imprimées dans cette carcasse. Yeux vitreux, teint de cadavre, les signes ne trompaient pas. La seconde vie de Marc ne lui apportait pas plus de réussite que la première. Balbutiant quelques mots, il lui avait proposé un verre dans un endroit qu’il connaissait. Au premier refus, l’ombre de son camarade se figea avec un sourire carnassier, cet endroit fournissait en bonus. Au second refus, Marc le supplia de le dépanner en souvenir du bon vieux temps. Le temps du Monde d’Après, non merci. Liam l’avait planté sur ce bout de trottoir, sans un regard ni un regret. Marc avait fait son choix et il comprenait très bien. Après tant de privations, de brimades, ce bout caché de la société apportait une bouffée de liberté, un avant-goût du paradis. Sauf pour Liam. Non, lui refusait les voies évidentes pour tracer son propre chemin.

— Pourquoi tu y allais ? insista-t-il, avec plus de douceur que voulu.

— Pas par choix.

Elle remua, souffla de résignation et reprit :

— Et me dis pas qu’on a toujours le choix. Je déteste cette phrase.

— Je ne le dis pas.

Mais il n’en pensait pas moins. Sauf si un gars l’avait trainée de force dans ce bouge, il ne voyait pas comment elle avait atterri là.

— C’était pour le boulot, souffla-t-elle après un temps.

Seule une poignée de jobs était susceptible de l’amener là, et aucun n’était reluisant. Le visage émacié de Marc s’imposa à lui et pour la première fois Liam regretta de ne pas connaitre les traits de Mo. Y verrait-il les mêmes tourments ?

— J’ose à peine te demander quoi comme job.

Mo pouvait bien mentir, s’inventer une vie sans heurt, mais il sentait qu’elle s’en tiendrait à la vérité. Et une pour une raison inconnue, il devait savoir.

Liam devina l’hésitation teintée d’agacement dans le souffle de Mo. Une expiration forcée qui rompait le silence suivi d’un bruissement. Une jambe pliée peut-être. Pas besoin de lumière pour imaginer l’éclat de fureur dans le regard ou la réplique acerbe qu’elle gardait au coin des lèvres. D’ordinaire, il s’en foutait de mettre en rogne quelqu’un. D’ordinaire, il n’avait pas à se coltiner cette personne pendant plusieurs heures non plus.

A deux doigts de ravaler sa question, Liam perçut au-dessus de sa tête un coup. Par réflexe, il leva les yeux, pesta avant de se redresser d’un bond.

— Moi aussi, j’ai entendu, souffla Mo soudain bien trop proche de lui.

— Quelqu’un m’entend ? résonna une voix masculine.

Un sourire s’épanouit sur les lèvres de Liam. Ce n’était pas le retour de Madame Michaud, mais bien un autre voisin.

— Horace ! cria Mo, tout aussi soulagée. C’est moi ! Je suis coincée.

— Je ne sais pas si je peux ouvrir, ma petite Mo, hésita-t-il, mais je peux tenter… Oh Madame Michaud ! s’interrompit-il. C’est Mo, elle est coincée.

— Je sais bien qu’elle est là-dedans ! Et pas seule figurez-vous ! grinça la vieille. Ça fait des heures même. Pendant que vous ronfliez à faire trembler les murs, j’essaie de les aider, moi.

Les aider, la bonne blague. Liam hésitait encore à la faire taire quand le vieux se rebiffa.

— Me tancer vertement n’est d’aucun secours, alors je vous prie de focaliser votre énergie ailleurs.

— Vous tancer, vous tancer… Un bon coup de pied aux fesses, voilà ce qu’il vous faut.

Le duo semblait roder et les répliques usuelles. Mo ricana comme si ce spectacle familier la ramenait dans un cocon rassurant.

— Madame Michaud, s’il vous plait. On a besoin de vous deux, les calma-t-elle.

— Voilà, soupira Horace. Je vais téléphoner à la compagnie de l’ascenseur et au pire aux pompiers.

— Essayez donc, ricana la voisine. Rien ne marche.

— Pardon ?

Alors que la Michaud relatait avec force de détours les dernières heures, Liam agrippa le bras de Mo.

— Tu crois qu’il peut vraiment nous aider ?

— Il va vouloir en tout cas, chuchota-t-elle, se calant sur son ton. C’est surtout que je ne vois pas ce qu’il peut faire, à part chercher quelqu’un.

— Ce serait déjà pas mal. Du moment qu’il ne nous ramène pas un autre lascar pour compléter leur numéro.

Au lieu de le reprendre comme précédemment avec la vieille, Mo se contenta de rire. Elle aussi se représentait-elle le duo en train de palabrer dans le couloir alors que l’extérieur partait à vau l’eau ? Liam imaginait un petit bonhomme joufflu, lunettes sur un nez rougi et tache violacée sur la chemise. Une main sur le mur pour se stabiliser, l’autre frottant nerveusement une joue pas rasée, histoire d’effacer les relents de sa dernière bouteille. Le récit décousu de la Michaud se mélangeait-elle à son dernier cauchemar ? Non, il n’avait certainement plus de cauchemar, ni de rêves. Il luttait pour les chasser, comme on évite le passé. Horace n’avait rien dit, rien fait non plus, et pourtant Liam se rangeait de son côté. La vieille l’engueulait et lui encaissait comme il l’avait dû le faire toute sa vie.

— Si les secours ne viennent pas à nous, j’irai les chercher, conclut Horace.

— C’est le chaos dehors, n’y pensez même pas ! C’est pas le moment de jouer aux héros.

— Madame Michaud, intervint Liam. Rien de neuf à l’extérieur ?

— Les lumières ne sont pas revenues et les cris que j’entends ne présagent rien de bon.

Mo l’éloigna de nouveau des portes et rapprocha ses lèvres de son oreille.

— Je ne sais pas si c’est une bonne idée qu’il sorte. Je sais qu’on a pas la source la plus fiable, mais ça a l’air dangereux. Horace est, enfin, il…

— J’ai compris, on sortira d’ici avant qu’il trouve quoi faire, souffla Liam.

— C’est un peu ça. Mais en même temps, on n’a pas trop le choix. Au moins, il peut jeter un œil et en apprendre plus.

Arrêter d’imaginer et de supposer, voilà un programme qui lui seyait parfaitement.

— Je sais, reprit Mo, que ça t’inquiète. Ça m’inquiète aussi d’ailleurs, mais je crois que je préfère éviter d’y penser pour l’instant.

— Oui.

Conscient que ce n’était pas une réponse ou le réconfort qu’elle attendait, Liam appuya sa réplique d’un geste. Juste une pression sur sa main, un rien anodin qui remplacerait tous les mots coincés dans sa gorge.

Mo reprit sa place et interrompit une nouvelle fois le monologue de Madame Michaud.

— Horace, je préférais que vous restiez avec nous, mais on a besoin d’informations. Soyez prudent en sortant d’accord ?

— Ça ira ma petite.

— Prenez de quoi vous défendre, surenchérit Liam.

— Pourquoi jeune homme ? Je vais juste chercher des secours, pas me battre.

— J’en sais rien, mais ça me parait plus sûr.

Quoi qu’il trouve dehors, Liam présageait qu’Horace ne s’en sortirait pas. Peut-être valait-il mieux qu’ils attendent le fameux Chichi après tout.

— Contentez-vous de regarder dans la rue et revenez au plus vite. Si quelqu’un peut nous dégager de là, tant mieux, sinon c’est pas grave. Vous ne pouvez pas laisser Madame Michaud toute seule. Nous, on peut attendre.

— J’ai compris, Mo ! Mais ne t’inquiète pas, j’en ai vu d’autres. Je vais te sortir de là. Et vous aussi, jeune homme.

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