1- Elisa

7 minutes de lecture

Plus d’une heure que je travaillais sans interruption. Avec ces belles journées ensoleillées et la perspective des vacances d’été, les gens désertaient la bibliothèque, surtout le secteur jeunesse, préférant flâner dehors. Je n’allais pas le leur reprocher, j’aurais bien fait de même. Accablée par tout ce soleil qui reflétait sur la verrière, j’étais en nage depuis le début d’après-midi : un vrai sauna, sans même quitter mon bureau. Heureusement la libération était proche, plus que quelques minutes avant la fermeture, juste le temps de finir un petit bricolage pour ma prochaine ‘heure du conte’.

« Bonjour » me fit sursauter une voix, pourtant douce et hésitante.

Je levai le nez de mon bureau, le ruban adhésif encore collé à l’index et la bouche pleine de trombones.

« Excusez-moi de vous déranger, mais je cherche un livre, pourriez-vous m’aider ? poursuivit la jeune fille blonde, sac en bandoulière et mains cachées dans le dos.

- Oui, bien sûr ! m’exclamai-je tout en crachant les trombones et en lui décrochant un sourire que je voulus rassurant. Je suis là pour ça. Que cherchez-vous ?

- Je ne sais pas vraiment. Vous pouvez me conseiller ?

- Et bien… Quelles sont vos lectures ?

- J’aimerais changer un peu de Rousseau, Voltaire et Marivaux… et j’ai déjà fait le tour de votre section ado.

- Mmm, très XVIIIe siècle. Bientôt le bac de français ?

- Dans une dizaine de jours, répondit-elle dans un soupir et en levant les yeux au ciel, j’aimerais réussir à me changer les idées.

- Je comprends. »

Tout en continuant de réfléchir, je lui lançai un sourire de connivence.

« Et donc, pas de vampire ni de loup-garou non plus ?

- Ni de fin du monde, ajouta-t-elle en opinant. Quelque chose de plus…

- Proche de vous ? proposai-je. »

Elle acquiesça d’un hochement de tête.

« Alors j’ai ce qu’il vous faut : des jeunes de votre âge, une histoire drôle mais remplie d’émotions, résolument optimiste malgré les aléas de la vie, triomphai-je. Allez à la section roman adulte, cherchez à LEG, un livre de poche avec une couverture jaune et un chat dessus. Vous ne pouvez pas le rater ! »

Le sourire aux lèvres, je me replongeai dans mon bricolage, réjouie par ma trouvaille. L’essence même de mon travail, celle qui m’apportait le plus de sens et de satisfaction : parvenir à dénicher le bon livre, au bon moment, pour la bonne personne. J’étais de ces optimistes persuadés qu’un bouquin pouvait avoir une incidence sur une vie, même minime, et j’imaginais déjà tout ce que pourrait ressentir cette jeune lectrice en découvrant ce nouveau récit. Peut-être oserait-elle même passer à l’action.

« Elisa ! »

Me tirant de ma rêverie, Nicole, ma supérieure, arriva à grands pas, sac et clés à la main, prête à partir.

« Tu peux faire la fermeture ? Je dois passer à l’agence de voyages chercher mes billets d’avion, elle ferme à 19 h. Tu me rendrais bien service. Tu n’as rien d’urgent, je suppose ? »

Je n’eus même pas la possibilité de répondre qu’elle repartait déjà en sens inverse continuant son monologue.

« Bien, c’est parfait ! On fait comme ça ! Alors à demain ! Veille bien à éteindre les ordinateurs. Tous les ordinateurs ! Bonne soirée. »

En fait, cela ne me dérangeait pas de faire la fermeture. Nicole savait très bien que je n’avais rien de prévu. Je n’avais jamais rien de prévu. Je ne m’ennuyais pas, non ! J’avais toujours un petit récit à lire sous la main, quelques amies à voir, mais guère d’impératifs. Je n’organisais pas de sorties ou de week-ends à Paris, pas d’invitations à dîner ou de vacances. Des vacances…

Les congés seraient officiellement là dans quelques jours. La bibliothèque fermerait au mois d’août comme chaque année. La ville se dépeuplerait, les boutiques baisseraient leurs rideaux pour congés annuels. Chacun partirait réjoui à l’idée de son temps libre, des retrouvailles avec les amis et la famille, des départs pour des destinations plus ou moins lointaines, la mer, la montagne, l’étranger. Sauf moi… Cette perspective me donnait une boule au ventre, un étranglement dans la gorge, un besoin de crier et de m’enfuir en courant, ou plutôt de m’enfermer chez moi. Tout cela me faisait bien trop peur : de bouleverser mes petites habitudes, perdre mes repères, ma routine, m’ouvrir à l’inconnu. Et en même temps… Cela me faisait bien trop envie. Dix ans ! Bientôt dix ans que je n’étais pas partie, que je n’avais pas osé dépasser les limites de la ville, ou presque. Juste pour me rendre à vélo chez ma sœur Rosalie qui habitait la commune voisine.

Ma grande sœur m’avait écoutée, consolée, conseillée, encouragée, secouée, engueulée. Elle avait même essayé de me kidnapper une fois avec l’aide de mon beau-frère Rémi pour m’emmener au mariage d’une cousine, à une centaine de kilomètres de là, m’attrapant l’un par les bras, l’autre par les pieds et m’emportant vers leur véhicule. J’avais tant gigoté et rué que leur tentative nous avait surtout valu un grand nombre de bleus à tous les trois. Après force cris et pleurs de ma part, j’avais fini par capituler : j’acceptai de retenter l’expérience. Cinq minutes de voiture plus tard, je sentis la crise de panique m’envahir. Les tremblements, l’oppression dans la poitrine, la respiration coupée, la sensation de vertige, le rythme cardiaque qui s’emballe. L’impression de mourir là, dans l’instant ! Ils m’avaient donc raccompagnée chez moi et étaient repartis à leur fichu mariage après s’être assurés que tout allait mieux pour moi. Rosalie m’avait alors serrée dans ses bras, les larmes aux yeux : « Elisa ! Tu ne peux pas continuer comme ça ! Trouve quelqu’un pour t’aider, je me renseigne si tu veux. Mais, regarde dans quel état tu es ! Cette culpabilité, cette souffrance ! Et cette peur ! Il faut que tu arrives à passer à autre chose. Tu mérites tellement mieux ! » m’avait-elle soufflé.

Voilà comment j’avais commencé ma tournée des psys. J’avais avalé des cachets de toutes sortes, raconté ma vie en long et en large et j’avais décortiqué l’accident dans ses moindres détails. Je souffrais de stress post-traumatique ! Le trauma, comme ils l’appellent. Je l’avais relaté, analysé, dessiné, écrit. J’avais noté mes cauchemars, pleuré durant des heures, appris la cohérence cardiaque, mesuré ma peur sur une échelle de un à dix (parce qu’on ne pouvait aller que jusqu’à dix ?!), essayé l’hypnose et l’EMDR[1]. J’avais pris du recul, les années avaient passé, je me sentais mieux, mais… je n’étais toujours pas remontée dans une voiture et ne m’étais aventurée en dehors de la ville. Peur par anticipation !

Bien calée dans ma routine quotidienne, j’étais devenue une trentenaire plutôt joyeuse, entourée par ma sœur et mes amies, heureuse dans mon travail et satisfaite par des lectures sans fin. J’étais créative et enthousiaste, charriant des kilos de livres et d’objets insolites avec mille projets pour « l’heure du conte » et le secteur jeunesse. Rosalie me taquinait sur mon petit côté déluré : quand je cuisinais et chantais à tue-tête avec une cuillère en bois ; quand je dansais, me déhanchant au rythme de l’aspirateur ; en retard, quand je courais à travers tout le salon pour récupérer mes affaires éparpillées aux quatre coins ; quand je prenais des poses impossibles au téléphone, affalée sur le canapé.

Mais ce soir, avec ce mot « vacances » qui revenait sur toutes les lèvres, je me sentais d’humeur morose. Coincée dans cet enclos forgé par mes propres limites, j’avais envie de nouveauté, de liberté, de plus…

Alors que je fermais la bibliothèque et rentrais chez moi, je me sentais devenir de plus en plus envieuse de tous ces gens insouciants que je croisais et qui pouvaient prévoir leur départ sans angoisse. Chaque pas qui me ramenait vers mon appartement se faisait plus lourd, comme si j’allais m’enfermer moi-même en prison.

Obnubilée par mes idées noires, je ramassai par réflexe mon courrier, montai les escaliers avec lenteur et appréciai enfin d’être au frais chez moi. C’est seulement en déposant l’unique lettre sur la table que je remarquai le petit carré rose fuchsia collé sur le dessus. Un de ces petits carrés Post-it provenant d’un bloc note. Au feutre fin, d’une écriture très ronde et appliquée, était inscrit : Vint un temps où le risque de rester à l'étroit dans un bourgeon était plus douloureux que le risque d'éclore.

Pas de nom ni de signature. L’autre courrier provenant d’une société d’électricité bien connue, je supposai que cela ne puisse venir de leur secrétariat. Quelqu’un avait donc laissé ce petit mot à mon intention. Ou bien était-ce une erreur ? L’appartement que je louais jouxtait la maison de mes propriétaires. Chacun avait son entrée personnelle et les boîtes aux lettres étaient bien séparées. Alors ? Le facteur ? Mes amies ? Une nouvelle tentative (tordue) de ma sœur pour me pousser hors du nid ? Un code secret auquel je ne comprenais rien ? Un ange gardien tendance guide spirituel ? Au-delà de mon imagination fertile et de l’énigme que cela me posait : qui avait déposé cette note et pourquoi ? Je sentis le bouleversement que provoqua cette phrase. J’entrai les mots clés sur internet et découvris qu’il s’agissait d’une citation d’Anaïs Nin. Celle-ci résonnait fort en moi et m’occupa l’esprit toute la soirée, ainsi qu’une bonne partie de la nuit.

Au petit matin j’avais pris trois résolutions :

1. Découvrir l’identité de mon mystérieux auteur.

2. Sortir du bourgeon. Du moins… essayer.

3. Mettre de l’anticerne.

[1] Eye-Movement Desensitization and Reprocessing : thérapie qui utilise la stimulation sensorielle des deux côtés du corps pour induire une résolution rapide des symptômes liés à des événements du passé.

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