L'Audition

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Martin tremble. Les feuilles qu'il tient dans sa main tremblent également. Dans le couloir, les autres candidats ne valent guère mieux. Et chacun de frémir au même rythme, tout en relisant fébrilement son texte. Les feuillets blancs s'agitent, nerveusement froissés ou agités dans des mains moites. De temps en temps, un regard noir passe brièvement par dessus le papier pour fixer un vis à vis aussi mal en point mais c'est pour le fusiller au passage. Tous sont rivaux.

Le couloir est interminable, et, à droite comme à gauche, s'étire une longue file d'hommes jeunes qui se présentent à l'audition. Certains ont réussi à arraisonner une chaise mais la plupart sont debout. À intervalle régulier, la porte centrale s'ouvre, un nom crié fait sursauter tout le monde tandis que le cœur rate un battement. Les têtes se dressent alors dans un bel ensemble, puis replongent vers les feuilles de textes quand l'appelé franchit le seuil. Plus d'une vingtaine de candidats est entrée. Personne n'en est ressorti.

"Martin Candé !", appelle-ton. Ça y est. "Mon Dieu ! Ça y est ! Mondieumondieumondieu", ne cesse de se répéter Martin. Les jambes en coton, il s'avance. Guillermo Torontozzi, le maestro des metteurs en scène et des dramaturges, est là, face à lui, échevelé et irascible, la moustache à la Dali frémissante de colère de n'avoir écouté jusqu'à présent que des imbéciles, des incapables, des "ostriche senza perle" comme le Maître a l'habitude de dire. Martin n'a jamais compris comment des huîtres, avec ou sans perle, pouvaient de toute façon déclamer du Racine ou même devenir de modestes figurantes. Mais Magister dixit...

Le Maître ne parle pas : il montre. Quand il est calme. Là, il se contente d'un geste sec en guise de signal. Et c'est parti. Martin entame la tirade de la scène 2 de l'acte V, la scène dite "du boursoufflé", dans la dernière création de Master Guillermo Torontozzi, sobrement intitulée Funeste. C'est le moment où le triste Clitandre, qui se nomme Ray dans cette tragédie nouvelle vague, comprend qu'il a été trompé par Minerva. Il vient de se saouler à mort pour anesthésier sa peine mais doit quand même soliloquer sur la perfidie des femmes en général et évoquer son nombril qu'il prend à témoin. Minerva, incarnation de la déesse du même nom, se voit gratifiée de noms fleuris tout au long de la scène. La règle de bienséance, si chère au théâtre classique, a sauté par la fenêtre, mais peu importe, c'est Funeste.

Martin est impeccable. Il a du talent, il le sait, mais là, il se surpasse. Rien ne lui échappe : aucune suspension, aucune virgule n'est laissée de côté. Il va même jusqu'à faire semblant de vomir en se mettant deux doigts dans la bouche pour respecter la didascalie qui prévoit la régurgitation de ce qu'il a ingéré depuis qu'il est tombé amoureux de cette femme. Il pourrait sembler excessif de vomir en une fois tout ce que l'on a bu et mangé depuis 24 heures, mais le maestro a expliqué, lors d'une des très rares interviews qu'il accorde, que Ray, le personnage principal, vit la catharsis de cette façon, et se purge lors de cette scène du venin instillé par la perfide Minerva au cours de leur relation. Martin se rappelle parfaitement les mots employés par le Maitre qui se refusait à regarder le journaliste dans les yeux : "Y'é voulou ouné spectacoulaire tirata, dans laquelle Ray se décompozzé avant de renaître, pourgé dou poizzonne. Il vit et il est loui-même la pourge tragique. Mais c'est commpliqué de faire comprendre ces choses à tout ce populo dé néophiti ! Lorsque le spectator est face au yénie, il ne comprend rien. Niente ! Niente de niente !"

Le candidat termine la tirade à bout de souffle après avoir honoré la didascalie durant les cinq minutes préconisées par le dramaturge qui darde alors sur le jeune homme un regard flamboyant et plein d'intérêt. Martin a également perdu l'usage de ses cordes vocales dans les spasmes qui lui ont douloureusement contracté l'estomac et la gorge. Le Big Mac du déjeuner n'est pas loin sous la luette. Quand il repense à la mort du personnage, dans la dernière scène, il ne peut s'empêcher de penser qu'il se donne du mal pour rien. Cela aussi, c'est tragique. Ray, en effet, surprend Minerva au bras de son nouvel amant. Une bagarre éclate, mais le rival est champion de boxe thaï et lui colle la dérouillée de sa vie, ou plutôt de sa mort, et Ray se traîne, agonisant, derrière le rideau avec un trauma crânien qui lui fait voir des serpents qui sifflent sur sa tête, version tragique des oiseaux et des étoiles propres au style cartoon. La règle de bien-séance est revenue au moment du tomber de rideau.

Guillermo Torontozzi a un hochement de tête engageant et ordonne à Martin : "Youé-moi la scène avec un côté plous ... louxoure, pour voir..."

Finalement, plutôt que la luxure, le candidat opte pour la colère et se jette sur le dramaturge avec un râle douloureux mais plein de rage. Funeste.

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