Jour 3

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 Il était 8h du matin, et Francis quittait son appartement pour se diriger vers la station Gabriel-Péri de la ligne 13. Il habitait à deux pas, dans le quartier des philosophes. C’était en tout cas le nom qu’il lui avait donné, sa rue et celles adjacentes portant toutes le nom d’un écrivain des lumières. Il aimait Asnières. La proximité avec le métro, la Seine, la mixité, la vie qui y grouillait. Tout lui plaisait. Il lui arrivait souvent le soir de s’installer à sa fenêtre afin de simplement observer ce qui se déroulait au sol. Il prenait des feuilles et un stylo, et se mettait à dessiner avec des mots la vie fantasmée de toutes ces âmes qui passaient sous ses yeux.

 8h05. Arrivé devant la bouche du métro, Francis regrettait de ne pas avoir pris un pull avec lui. Il s’était arrêté en haut des marches, avait jeté un regard en direction de son immeuble, avait hésité un instant à retourner chez lui, puis avait abdiqué et c’était engouffré sous la terre.

 Quelle ligne de métro épouvantable ! Il se faisait la réflexion chaque matin. Il adorait sa ville et son quartier, mais il détestait la ligne 13. En y repensant, il n’avait pas souvenir de s’être trouvé assis une seule fois en la prenant, et ce quelle que soit l’heure à laquelle il s’y trouvait. Il aimait le monde depuis sa fenêtre, il ne le supportait plus lorsqu’il était forcé de se trouver collé à lui. Les odeurs, les bruits, l’agitation de ces corps pressés par le temps et prêts à bousculer quiconque viendrait entraver leur course folle, tout cela l’insupportait.

 8h30. Arrivé à Montparnasse, Francis était descendu du wagon à son propre rythme. Il s’était fait bousculer par la masse d’usagers pressés de venir se serrer les uns contre les autres dans cette moiteur abjecte que génèrent les corps lorsqu’ils se retrouvent collés. Ce n’était pas important. Depuis plusieurs années maintenant, il avait décidé d’arrêter de courir. Rien ne pressait. La vie attendait. Toujours. Il avait donc laissé passer les plus agités et marchait d’un pas léger dans les couloirs du métro, curieux de savoir si Henri serait déjà là à son arrivée. Le retard d’hier était une première pour son collègue, et les explications fournies avaient été si confuses – notamment cette histoire de téléphone – que Francis s’était imaginé une nuit plus que mouvementée. Il l’enviait un peu. Il n’avait pas beaucoup de plaisir avec les femmes, malgré un succès certain. Il enchainait les rendez-vous sans saveur que peuvent offrir les applications de rencontres à ceux qui ne cherchent que le plaisir immédiat. Il ne crachait pas dans la soupe non plus. Elles étaient tout de même une bonne alternative à l’herbe ou au shit les soirs où il souhaitait se vider la tête tout en s’évitant les effets désagréables du réveil au radar. Ils allaient prendre un verre, elles venaient chez lui, ils baisaient et il leur commandait un Uber. Toujours la même routine. Presque un mantra. Elles ne pouvaient de toute manière pas rester dormir. Pas sur le lit une place posé sur le sol au milieu du chaos.

 - J’aime bien Francis.

 - De quoi ?

 - J’aime bien Francis. Il me plait bien. Par contre rentre pas dans les détails hein ! Sa psychologie c’est moi qui m’en occupe. Toi tu t’occupes seulement des faits !

 - Oui t’inquiètes pas. Ça va là on s’ennuie pas ?

 - Honnêtement j’en sais rien. Ça me semble correct. Ça a l’air d’avancer. On sait où il vit, comment il va bosser et où. Et puis on recolle au récit avec Henri en fil rouge. Non je pense que c’est bien.

 - Bon je développe la journée ou je te laisse faire ?

 - On est à combien de mots là ?

 - 637.

 - Bordel c’est tout ?

 - Bah c’est pas mal déjà.

 - C’est sûr quand on raisonne sur une base de 200 mots par jour on est bien.

 - Excellent. Tu vas m’emmerder encore longtemps avec ça ?

 - Désolé mais je crois que oui.

 - Tout le monde a pas la bosse des maths hein !

 - La quoi ?

 - La bosse des maths. C’est pas ce qu’on dit ?

 - Quand ?

 - Bah quand on a des facilités avec les mathématiques. On dit pas qu’on a la bosse des maths ?

 - J’en sais rien moi ! Mais là y avait vraiment pas besoin d’être fort en calcul hein !

 - C’est bon. On va se recentrer là. Et je suis naze en maths c’est ok on oublie.

 - Ouais d’accord. Bon je termine et je te laisse prendre la suite.

 Henri était à son bureau lorsque Francis avait pénétré l’open-space. Peigné, les traits reposés et des vêtements propres sur le dos. Il avait dormi. Et probablement chez lui. Ils allaient pouvoir travailler sereinement ce soir. Il était soulagé.

Journal jour 3 :

 Bon clairement il se fout de ma gueule. J’ai pas d’autre explication. Et pourtant ça partait bien. Il est arrivé à l’heure déjà. Un peu trop à l’heure même. Bon en fait pas du tout, il s’est pointé avec 45 minutes d’avance. 45 minutes bordel ! Mais qui fait ça ? On se dit 20h et le type déboule à 19h15 comme si de rien n’était. Pas un message pour dire qu’il sera en avance, pas un mot pour s’excuser d’arriver si tôt ou demander si c’est un problème. Rien. Bon j’étais chez moi et ça m’arrangeait qu’il arrive avant l’horaire prévu, mais c’est une histoire de principe. C’est pas correct.

 Il a sorti des papiers à moitié chiffonnés de son sac. Et alors là c’était parti. Un monologue. Une tirade en cinq actes. Une pièce de théâtre à lui tout seul. Il avait déjà son plan, ses personnages, leurs histoires. Tout. Je me suis vraiment demandé à quoi je pouvais bien servir là dedans. Et c’est là qu’il m’a eu. L’enfoiré. Il avait besoin de moi pour lui raconter les coucheries. Il m’a dit qu’il avait essayé mais que c’était vraiment pas son truc. C’est là qu’il était le soir dernier, quand je l’ai attendu. Il tirait son coup avec une nana du journal. Et pas juste une nana hein. Avec Sarah ! Cette grosse conne de Sarah ! Et il a détesté. J’ai dit en blaguant qu’il avait pas forcément pris le produit le plus frais du rayon. Mais ça l’a pas trop fait marrer. Il avait l’air grave quand il me l’a dit. Ça l’embêtait. Parce qu’il aimait bien savoir de quoi il parlait quand il écrivait ses articles ou ses bouquins. Et là, impossible d’en parler correctement.

Alors du coup il a besoin de moi. Parce que j’ai une réputation au boulot. C’est vrai que j’ai eu des aventures avec quelques nanas de l’étage, mais sans plus. Et puis je peux pas lui dire que Sarah et moi on s’est rencontré avant le journal et qu’on a eu une histoire de deux ans ensemble. Ni lui dire qu’elle ma jeté comme une merde parce qu’elle voulait « vivre » et qu’avec moi elle étouffait. Cette conne ! Ah c’est sûr elle a bien respiré depuis. En grosse quantité. Tellement qu’elle a gonflé comme un ballon. Plus rien à voir avec la femme qu’elle était. Et tant mieux. Ça m’aurait emmerdé de la revoir et d’avoir encore du désir pour elle. Là au moins y a aucune chance que ça arrive. Et merde elle est vraiment conne ! Je dis pas ça par rancœur. Elle pourrait réellement être déclarée médicalement conne par un comité d’experts réunis pour l’occasion. Ils viendraient faire une batterie de tests, de toutes sortes, jusqu’à la diagnostiquer « totalement conne, sans aucune chance de rémission ». On ferait un petit pot de soutien, avec une cagnotte et compagnie. Et ce serait plus simple pour tout le monde. Même pour elle. Parce qu’elle s’en rend pas compte la pauvre.

 Enfin bref, il a besoin de moi. Je pensais pas mais ça me fait un peu chier qu’il se soit fait Sarah pour se faire une expérience. J’aurais préféré qu’il prenne quelqu’un d’autre. C’est vrai qu’elle est stupide mais j’ai quand même de l’affection pour elle je crois. Un peu comme un parent aurait de l’affection pour son enfant un peu différent. Mais de l’affection quand même. Et puis on était bien ensemble. Je sais pas trop ce qui lui a pris. Elle a pas l’air d’avoir une meilleure vie que moi en tout cas. Pas pire, mais pas mieux.

 Il veut que je lui raconte mes histoires de bureau. Et c’est tout. Le reste il s’en occupe. Finalement ça me va. J’avais de moins en moins envie de le faire avec lui ce projet de toute manière. Le premier soir m’a un peu douché. Surtout qu’il s’est jamais trop excusé. Non par contre il aurait pu me dire tout ça par téléphone. Ça aurait pris dix minutes à tout casser et j’avais ma soirée. Mais bon, il voulait tout me présenter. Ça a durée trois quart d’heure. Trois quart d’heure à l’écouter parler. Et c’était long bordel. Vraiment long. J’ai dû regarder ma montre une bonne dizaine de fois. Et il a fini par le voir, parce qu’à un moment il s’est arrêté de parler, il m’a demandé l’heure et il a dit qu’il devait y aller. Il était 20h30, j’avais mobilisé ma soirée pour son projet, et il s’est barré comme ça. Je m’étais dit qu’on mangerait peut être ensemble, qu’on parlerait d’autre chose. Mais rien. Il est venu pour le bouquin et c’est tout. Se connaitre un peu, de la connivence, du partage, tout ça il s’en fout. Le bouquin et c’est tout.

 - Bon bah voilà ça avance pas mal là !

 - T’aimes bien ?

 - Ça avance.

 - Non mais ça te plait ?

 - Oui ça va.

 - Ça va mais…

 - Mais rien. Ça va. T’es obligé de le faire parler comme ça ? Le type est censé savoir écrire un minimum non ? Là j’ai l’impression que le niveau de langage est en chute libre. C’est pas obligé les gros mots si ? Ou peut être pas autant ?

 - Ça te gêne ?

 - Sans me gêner, je me dis qu’un registre un tout petit plus soutenu ce serait pas mal.

 - Je pense pas changer hein. On va rester comme ça. Il écrit comme il pense. Il cherche pas à faire des phrases. C’est ça un journal. C’est balancé tel quel sur le papier, comme ça sort. Si tu retravailles tu dénatures. Et je veux rien dénaturer. Faut qu’on croit à la forme. On est dans sa tête. Et dans sa tête, y a pas de poésie. Ça parle franc et cru. Parce que c’est ça la vie.

 - Ok je comprends. Reste là-dessus alors.

 - Je préfère oui, merci.

 - On s’arrête là ?

 - Tu l’envoies se coucher ou c’est moi ?

 - Je m’en occupe.

 Henri venait de quitter l’appartement. Francis s’était installé à son bureau pour y écrire ses pensées de la journée. Il s’était servi un verre de rhum arrangé avant de prendre son nécessaire à rouler. Son tabac, ses feuilles slim, son herbe et son grinder. Après un temps d’hésitation, il avait finalement opté pour la pipe. Pas de tabac et un effet plus rapide sur le cortex. Il avait besoin de se détendre rapidement. La soirée l’avait crispé, sans qu’il en comprenne réellement la raison.

 Après une heure à taper sur le clavier de son ordinateur et des signes importants de fatigue, il était allé se coucher. En laissant tomber son corps vers le sol, il avait songé qu’il s’agissait définitivement d’une sensation délicieuse. S’abandonner dans le vide.

 - Et voilà. Contrat rempli pour la journée.

 - Bien joué. On est à combien de mots là ?

 - Quand j’aurai terminé cette phrase on sera à 2092.

 - Parfait.

 - Parfait.

(2095mots)

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