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(contenu du chapitre qui n'a plus rien à voir avec les commentaires les plus anciens)


Selon toute vraisemblance, cette dégénérescence s’amorça peu après la mort de Papa, voilà une dizaine d’années. Je venais de signer mon premier contrat de travail et d’arroser ce que je considérais alors comme un heureux succès. Le lendemain, au saut du lit, mon équilibre se trouva perturbé d’une manière qui dépassait les simples effets de l’alcool. Mes premiers pas déclenchèrent un intense vertige, non pas comme si je m’étais tenu au bord du vide mais en surplomb. Et en effet, je tenais debout, mais sans toucher terre. Je crus rêver, délirer, me tromper, et pourtant la réalité s’imposait : je flottais à quelques centimètres au-dessus de la moquette. Incrédule, je me baissai pour vérifier. Ma main passa sans entrave sous la plante de mes pieds. L’idée de pouvoir me chatouiller en restant debout ne m’amusa guère : je filai jusqu’à la salle de bains, m’aspergeai le visage d’eau froide et engloutis une longue rasade. Cela ne me fit pas redescendre sur terre pour autant. Le lavabo me parut d’ailleurs plus bas que d’ordinaire, comme s’il était descendu durant la nuit – ou comme si je m’étais élevé. Je pouvais néanmoins marcher et sauter, enfiler des chaussures et taper bruyamment du pied, agir et me mouvoir comme si rien n’avait changé. Mais face à la lumière d’une fenêtre, je remarquai que mon ombre s’était désolidarisée de moi, qu'elle avait fui mon contact ; malgré le pyjama que je portais, elle semblait encore revêtir mon costume de la veille. Lorsqu’Albertine me rejoignit à la table du petit-déjeuner, elle me jura pourtant ne rien trouver d’anormal.

— T’as des cernes et une haleine de phoque, comme n’importe quel lendemain de fête, lâcha-t-elle entre deux gorgées de thé. J’ai mal au crâne aussi, alors commence pas à m’embrouiller, d’accord ? On n’a plus vingt ans, tu sais, la prochaine fois on remplacera le champagne par du jus de fruits.

Durant les premières vingt-quatre heures, je traversai une large palette d’émotions. Dans un ultime élan d’ébriété, la situation me fit jubiler – youpi, je vole ! – avant de me plonger dans une profonde incompréhension – mais comment, pourquoi ? Je testai alors toutes les positions et configurations imaginables : debout ou allongé, avec les mains ou avec les pieds, le sol me demeurait inaccessible, tandis que meubles et objets restaient à ma portée. Cela ne me rassura pas pour autant ; la persistance du phénomène décupla ma panique – pourquoi ça ne s’estompe pas comme la gueule de bois ? – et mes dernières ressources de la journée se chargèrent de colère – que quelqu’un me redépose sur terre, bordel ! Durant les mois qui suivirent, j’entrepris tout mon possible pour trouver une explication rationnelle à ce dysfonctionnement que j’étais seul à subir. Aucun docteur, chirurgien, rebouteux, médium ou consorts ne décela la moindre anomalie. J’eus beau leur démontrer la réalité de ma lévitation en les invitant à glisser leur main ou un objet sous mes pieds, en les forçant à constater que mon ombre s’était détachée et ne me ressemblait plus : tous crurent que je leur jouais une farce, un vulgaire tour de passe-passe. Seul un charlatan fit mine de me rassurer en affirmant qu’il en allait ainsi pour chacun passé un certain âge – mais les honoraires exorbitants qu’il me réclama lui ôtèrent toute crédibilité à mes yeux.

J’en vins à me persuader que cet état constituait ma nouvelle normalité et je finis par m’en accommoder, au point de ne plus y prêter attention. Le vertige s’estompa vite, et je cessai simplement de regarder mes pieds ou de m’intéresser à mon ombre.

Dix ans plus tard, je flottai toujours, mais les perturbations prirent une autre tournure.

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