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…devriez vous sentir comme des bébés ce samedi 26 mars grâce à deux saints réconfortants ! D’un côté, « saint Gabriel apporte bonnes nouvelles » ; de l’autre, « pour la sainte Larissa, souvent de bonnes nouvelles tu auras ». Heureusement, en 1832, les réseaux sociaux n’avaient pas encore été inventés. En effet, le 26 mars de cette année, Paris subissait sa deuxième pandémie de choléra : on m’y aurait lynchée pour avoir partagé un dicton aussi inappro…

Dans l’histoire de l’humanité, l’expérience a trop souvent démontré que l’homme s’adapte à tout. Pour tenter de raisonner mes caprices d’enfant, Papa mentionnait les victimes de guerres dont les noms ne m’inspiraient jamais une nécessité de me calmer. Biafra, Auschwitz, Kosovo… : j’ai longtemps associé ces mots à des assiettes pas terminées ou à des jouets pas obtenus. Les chiengliers et picouicouis de ma forêt animaient des images bien plus vives dans mes pensées.

Face aux disparitions du grille-pain et du téléphone, j’avais voulu relativiser : bien que ces appareils aient semblé indispensables à ma génération, l’humanité s’était construite et avait survécu sans connaître leur existence ni envisager même la possibilité de les inventer. Il en allait à présent de même de mes contemporains, dont les vies continuaient de glisser autour du vide de ces absences, comme si ces trous avaient été là depuis si longtemps que plus personne ne les remarquait ni n’en sentait l’effet.

Sur le coup, me passer de grille-pain ou de téléphone m’avait paru insurmontable – même si, une fois contraint, je parvins à m’adapter. Néanmoins, en comparaison avec ce qui disparut ce 26 mars, digérer leur perte fut presque anodin.

Tout commença avec la préparation du thé. Ayant terminé une boîte la veille, j’en ouvris une neuve, puis cherchai la cuillère doseuse pour mettre à infuser la quantité de feuilles habituelle. Cuillère introuvable. Qu’importe, je me sentais d’humeur assez douce pour ne pas laisser un aléa si futile m’importuner : je déposai deux pincées de thé dans le filtre, certain que mon sens de l’à-peu-près serait assez juste pour que le résultat passe inaperçu. J’allumai ensuite le feu sous la poêle où caraméliserait mon pain perdu, puis sortis le beurre du frigo pour en garnir le fond. Aucun couteau à portée de main, alors qu’il en traînait toujours sur le plan de travail ou dans l’égoutte vaisselle. Pas de trace non plus de la spatule que j’utilisais depuis deux semaines pour préparer et servir mon nouveau petit-déjeuner, ni du couteau réservé au tranchage des tartines d’Albertine chaque matin – qui ne quittait pourtant jamais la planche à pain. En revanche, des piles de torchons jonchaient divers recoins de la pièce. Un soupir m’échappa. L’idée d’un nouveau drame-du-grille-pain ne m’effleura même pas la conscience : j’accusai plutôt ma moitié d’un accès de folie rangeuse. Quand bien même l’intention fut louable, je détestais qu’on chamboule les places des objets de mon quotidien. Tu devrais plutôt te réjouir qu’elle prenne la peine de mettre de l’ordre dans votre bazar, m’adressai-je à moi-même en me dirigeant vers le tiroir à couverts.

Je connaissais ce tiroir et son contenu par cœur, pour l’ouvrir au moins cinq fois par jour. J’aurais été capable de m’y servir dans le noir – mais qu’aurais-je fait d’un couteau sans y voir ? Dans les compartiments que j’avais moi-même assemblés à base de planchettes de récupération, les couteaux occupaient la place de droite ; à leur gauche venaient les fourchettes, puis les grandes cuillères ; en bas, les petites cuillères ; et dans la moitié de gauche, le fourre-tout où s’entassaient les inclassables économes, spatules, pics à brochettes et autres tire-bouchons ou décapsuleurs. Le contenu était dépareillé, fruit d’une complexe succession de pertes et d’acquisitions. Mais il m’était familier. Pendant nos premiers mois de vie commune, Albertine avait vainement tenté d’imposer une inversion des cuillères et des fourchettes, mais j’avais fini par lui faire entendre raison. Les conséquences de l’éducation autoritaire de Papa rayonnaient donc jusque dans nos rangements – c’est lui qui m’avait appris à disposer les couverts ainsi.

La stupéfaction me frappa lorsque j’ouvris le tiroir. Au lieu de ses compartiments et de leur agencement habituels, celui-ci ne contenait rien d’autre que des bouts de papier. J’en saisis un au hasard et le dépliai. Bonne journée chou, vivement ce soir pour un câlin ! L’écriture d’Albertine. Autre papier. J’ai laissé ton petit-déj sous un torchon. Il reste du thé dans la théière. Pas osé te réveiller : t’es si belle quand tu dors. Bonne journée ! Mon écriture, cette fois. Je me souvins vaguement avoir écrit un tel message, mais c’était il y a des mois, voire même des années. Surtout, les mots avaient été composés sur le clavier de mon téléphone, pas sur papier. Je tirai un troisième mot, puis un quatrième, un dixième. Un curieux cocktail d’émotions me remua : j’étais impressionné par le volume d’amour que nous avions échangé Albertine et moi, touché de découvrir qu’elle avait tout conservé et décidait soudain de les ressortir ; j’étais surtout surpris qu’elle choisisse ce tiroir et ce moment. L’espace d’une seconde, la pensée me traversa qu’il y avait plus de sens et d’utilité à rendre accessible ces fragments d’amour que de vulgaires bouts de métal. Je voulus en lire davantage, mû à la fois par ce torrent de sentiments épistolaires et par le désir de trouver dans le tas un papier qui m’explique ce que les autres faisaient là. Car tout le miel contenu dans ces lignes ne m’aidait pas à étaler mon beurre ni à retourner mon pain perdu ! Une odeur métallique coupa court à mes errements. Sur le gaz, la poêle continuait de chauffer et réclamait son plaisir dominical.

J’éteignis le feu et me remis à fouiller la cuisine à la recherche des couverts. L’affection du geste d’Albertine se faisait peu à peu submerger par l’agacement de découvrir une réorganisation si conséquente du rangement menée sans mon consentement. Aucun couvert n’était visible sur le plan de travail ou dans l’évier, dans les tiroirs ou les placards, ni même dans le lave-vaisselle. Pire : ce dernier ne comportait même plus le bac à couverts si ingénieux dont s’émerveillaient tous nos invités.

Quand Albertine me rejoignit, elle me trouva à quatre pattes devant le vaisselier, le bras tendu dessous pour y chercher à tâtons d’éventuels couverts égarés, et Pa collé à ma cuisse à laquelle il adressait ses Miaou impatients.

— Qu’est-ce que… T’as pas encore servi le… Pa a pas eu sa pâtée ?

Après avoir donné sa ration au pauvre bestiau puis grimacé sous l’amertume d’une première gorgée de thé, la mine endormie d’Albertine afficha une curieuse inquiétude face à mon air perdu.

— Tout va bien Armand ? T’as des problèmes au boulot ces temps-ci, ou bien… ? Tu m’as l’air… différ… Tu m’as l’air ailleurs.

Sans me quitter des yeux, elle attrapa la miche de pain dont elle arracha un morceau à pleine main. Puis elle ouvrit le frigo, en tira le bocal de confiture, dévissa le couvercle et trempa à l’intérieur son informe tartine – aucun mot ne me vint pour qualifier cette charpie, mais je visualisai avec netteté l’air excédé qu’aurait pris Papa s’il avait été chargé de la nommer. Plus que l’acte en soi – celui de tremper le pain directement dans le bocal – c’est le naturel avec lequel Albertine exécuta cette série de gestes qui me choqua. On eût cru qu’elle avait toujours procédé ainsi.

— Mais… Mais c’est… Mais c’est dégueulasse ! m’offusquai-je enfin. Tu pourrais au moins prendre une cuillère !

La main d’Albertine s’arrêta à mi-chemin entre sa bouche et le bocal. Un frisson me traversa lorsque je vis une goutte de confiture dégouliner sur le carrelage – j’espérais qu’éponges et serpillères répondraient mieux à l’appel que couteaux et cuillères.

— De quoi ? grimaça-t-elle, sourcil levé. Qu’est-ce que tu as cuit, hier ?

Je secouai la tête, incapable d’accueillir l’idée que les couverts eussent pu disparaître à leur tour. En vain, j’exigeai d’Albertine qu’elle reconnaisse avoir réorganisé la cuisine ou avoue me jouer un mauvais tour. Cela ne fit qu’accroître les marques d’incrédulité sur son visage. Sur le même ton que j’aurais adopté face à un bambin de deux ans, je lui décrivis la forme de l’objet dont il était question : un bout de métal long comme la main, avec un manche fin comme l’auriculaire et terminé par une forme elliptique et concave, un peu plus grosse que mon pouce, servant de récipient pour saisir une nourriture liquide ou poudreuse et la porter à la bouche, ou bien pour étaler de la confiture sur du pain ou du beurre dans une poêle.

— Une cuillère, en gros, conclus-je les dents serrées.

— Mouais, soupira-t-elle. Je visualise ce que tu décris et je conçois tout à fait en quoi ça pourrait être utile, mais… Pourquoi inventer un nom pareil ? Ça veut rien dire.

Je lui épelai alors le mot, expliquant ses racines latines signifiant petit ustensile pour manger les escargots. La précision arracha un gloussement à Albertine, qui trouva le nom fort mal choisi et me rappela qu’elle avait toujours détesté les mollusques. J’abandonnai l’idée de l’interroger à propos des couteaux – du latin culter, nom d’une pièce de charrue – ou de la spatule – spathula, petite épée plate – dont j’avais besoin pour préparer mon pain perdu : les origines agricoles et guerrières de ces ustensiles risquaient de demeurer tout aussi incomprises. Je concoctai donc mon petit-déjeuner à la main, prélevant le beurre de quelques coups d’ongle et retournant mes tranches à mi-cuisson du bout de mes doigts humectés d’eau froide.

Une intense lassitude me frappa ; je me sentis soudain étranger à ma propre vie. Quelque chose m’échappait, non pas tant dans la rupture de mes habitudes mais dans le sens et la finalité globale des événements. Comment admettre qu’Albertine puisse ainsi ignorer l’existence de ces appareils et ustensiles ? Nous les avions tant utilisés qu’ils étaient presque ancrés dans nos gestes du quotidien ! Mais surtout, quelle était la raison de ces disparitions d’objets courants, et pourquoi semblais-je le seul à les subir ? Les doigts imbibés de confiture, Albertine s’émerveilla de me voir retrouver mon âme d’enfant, ma capacité et mon goût pour inventer. Ses mots ne parvinrent pourtant pas à m’égayer.

— Tu aurais quand même pu trouver un autre moment que le petit-déj pour me parler de ça, nuança-t-elle. Tu sais que je suis pas du matin. Surtout s’il faut avaler des noms aussi tordus. Je préférais tes idées de tele-phone ou de grille-pain : elles avaient au moins le mérite d’être claires.

Après m’avoir encouragé à reprendre la plume pour canaliser ce qu’elle considérait comme des débordements de mon imagination, elle me conta le rêve qu’elle venait de quitter. Je tâchai d’oublier l’incongruité de la situation et mes doigts collants de caramel en admirant les élans de joie animer ce visage aimé.

— C’était flippant : mes mains s’étaient transformées en bout de bois rigides, je ne pouvais plus tâter les choses, ressentir les textures, attraper des objets. C’était pire que si on m’avait coupé les bras : je me sentais amputée d’un sens, je pouvais même plus manger ou savourer le contact avec la nourriture. Alors quand j’entends ton histoire de truc à escargot, là, cuyère ou je sais plus quoi, je me dis qu’on a peut-être fait le même rêve, mais qu’il t’a plus inspiré que moi.

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