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…nouvelle pour les frileux : ce lundi 18 avril, les températures retombent et s’accordent au dicton du jour : « La saint Parfait ne passe pas sans gelée ». Pour les amoureux des chasses aux œufs, mieux vaudra les chercher en intérieur, vous risqueriez de vous en geler d’autres. Vous pourrez aussi vous réchauffer l’esprit en débattant sur le propos du Livre des Esprits, dont la première publication par Allan Kardec fête ses 165 ans. Celui-ci prétend que « Le monde corporel n’est que secondaire ; il pourrait cesser d’exister, ou n’avoir jamais existé, sans altérer… »

Ni le soutien d’Albertine ni mes meilleures résolutions ne m’empêchèrent de sombrer dans une certaine paranoïa. Mes nerfs étaient à vif à tout instant de la journée comme de la nuit : je restais à l’affût de chaque détail, de chaque objet, de chaque personne, inquiet de savoir quel serait le prochain élément à manquer. Une part de moi souhaitait que survienne vite la disparition suivante afin que je puisse en être témoin. J’espérais en deviner la cause, en comprendre le mécanisme, me convaincre que je n’hallucinais pas.

Mes nuits blanchirent ; mon esprit était trop agité pour m’autoriser à dormir. Même dans l’obscurité, tous mes sens restaient en éveil, à l'écoute de je ne sais quelle vibration indiquant que le monde venait d’effacer de sa surface un objet qui m’avait un jour été essentiel. Cette nuit-là, assommé par le manque de sommeil et par nos longues promenades du week-end, je finis par sombrer au bout de la nuit. Le réveil fut violent, mon corps et mes pensées encore trop pâteux pour saisir toute la teneur de l’éphéméride du jour.

Incapable de m’extraire des draps, je replongeai aussitôt dans un demi-sommeil, à peine perturbé par une étrange sensation sur ma peau, un léger grelottement. Plus tard – j’ignore combien de secondes, minutes ou heures s’étaient écoulées depuis le réveil – Albertine se glissa au-dessus de moi.

— Joyeuses Pâques, mon lapin, susurra-t-elle dans mon oreille engluée de léthargie.

Nue. Albertine était nue contre moi. La douceur de sa peau contre la mienne m’électrisa enfin, transforma mon abattement en volupté. Car j’étais nu, moi aussi. Albertine ne me laissa pas le temps de m’en étonner, ni de réfléchir à la méthode employée pour dévêtir ma carcasse sans que je le remarque. Je cédai sous les caresses répétées et lui rendis son étreinte et ses baisers. Un miaulement de Pa tonna depuis le frigo. Lundi de Pâques, c’était férié : il attendrait.

Sourire aux lèvres, je contemplai Albertine sortir du lit et de la chambre dans sa somptueuse tenue d’Eve. Avant de franchir la porte et de s’effacer dans la cuisine, elle tourna son visage vers moi et m’adressa un clin d’œil amoureux. Sa présence avait suffi à m’anesthésier l’esprit, au moins l’espace d’un instant. L'horloge affichait neuf heures et trente-huit minutes ; mon sourire s’étira. Au diable mes routines matinales : j’avais bien le droit de savourer une fois dans l’année le plaisir de lézarder sous la couette jusqu’en milieu de matinée. Papa ne jurait que par l’hygiène de vie : il vantait les vertus d’un réveil à heure fixe pour l’énergie et le moral. Après avoir subi cette doctrine durant toute mon enfance, je m’en étais enfin affranchi pendant mes études ; plus tard, en me rendant compte à quel point les horaires paternels s’étaient gravés dans mon rythme circadien – quelles que soient les circonstances, je me levais à sept heures et dix minutes – j’avais fini par m’y plier à nouveau. Depuis, mon humeur matinale avait toujours été au beau fixe, résultat que j’attribuais en partie à cette habitude. La vague de disparitions était venue tout chambouler.

Le parfum du pain perdu qu’Albertine caramélisait chatouilla mes narines et éveilla mon estomac. Je m’étirai en bâillant, sortis une jambe du lit. De la pointe du pied, je tâtai le sol à la recherche des vêtements laissés en boule la veille au soir. Rien. Albertine avait dû les déplacer. Je me levai, cherchai du regard un caleçon, un pyjama ou un jean non encore rangés ou mis au sale. Rien non plus. Je me dirigeai vers l’armoire pour en tirer une tenue propre, j’ouvris la double porte. Mes épaules s’affaissèrent, mes bras tombèrent, mon cœur s’écrasa au fond de mon estomac. Pas le moindre vêtement dans les étagères. À l’exception de deux piles de couvertures, celles-ci ne portaient que des livres et des jeux de société.

Avant même que la question comment m’adapter à l’absence de vêtements ? ne se matérialise dans mes pensées, un premier élément de réponse émergea en surface de ma conscience. Un simple souvenir. L’image d’Adam et Eve complètement nus au milieu des arbres, dans un tableau de Poussin. Peu après notre déménagement, Papa m’avait traîné au Louvre pour la première fois, pour me changer les idées autant que pour développer ma culture. Mes yeux d’enfant avaient peiné à s’émouvoir. Non que les œuvres fussent indignes de mon intérêt, mais mon esprit était resté accroché à ma forêt d’où Papa venait de m’arracher. Surtout, les explications détaillées de Papa, bien trop soucieux de m’éduquer, rendaient cette orgie d’art indigeste pour mon goût qui n’y était pas préparé. Cependant, en fin de visite, j’étais resté scotché devant ce tableau : Le printemps. Je m’étais imaginé à la place des deux personnages, explorant mes bois sans habits pour me protéger. Alors que, dans mon dos, défilait la monocorde litanie de Papa – …allusion aux quatre âges de la vie, au passage du temps…, …évoque ici la mort ou là la résurrection… – j’essayais de me représenter l’humidité de la terre sous mes pieds, le frottement de la végétation sur mes mollets ou la caresse du vent sur ma peau. J’étais à la fois fasciné et dégoûté à l’idée d’une telle nudité, qui me semblait décupler autant les perceptions que la vulnérabilité.

Plus tard, une fois éveillé mon intérêt pour l’art, j’attachai un surcroît d’attention aux œuvres figurant des nus, avec chaque fois cette même question en arrière-plan de ma conscience : que serait-on sans vêtements ? Je remarquai à quel point la nudité était omniprésente dans la peinture et la sculpture, et souvent associée à une certaine pureté. Cette considération fut toutefois remise en cause par Papa durant notre séjour à Rome, lorsque, à la chapelle Sixtine, il me conta l’histoire de la fresque du Jugement dernier – en découvrant que Michel-Ange avait peint des centaines de personnages nus, le Vatican, choqué, avait ordonné sa censure et imposé que chaque sexe soit recouvert d’un petit pagne. Ainsi la nudité ne développait pas son paradoxe que dans mes pensées : dans l’imaginaire collectif aussi, elle symbolisait à la fois la liberté et l’interdit, la perfection et le jugement. Si, par réel désir ou par provocation, j’eus parfois la tentation de m’affranchir de mes vêtements, elle était à présent enfouie sous des années d’éducation et d’habitudes. Mon corps et mon esprit n’étaient pas prêts à se dévêtir.

Un rire nerveux m’échappa. Face à la perspective d’affronter le monde nu comme un ver, j’aurais souhaité qu’un peintre bienveillant me protège d’un pagne délicat.

— Tu viens, chou ? m’interpella Albertine depuis la cuisine. Ton petit-déjeuner va refroidir !

J’allai la retrouver d’une démarche gênée. Mon embarras et ma panique devaient être perceptibles tant je me sentais tendu, tant je gesticulais sur ma chaise à la recherche d’une position à la fois naturelle et confortable. La puissance de mille cris étouffés comprimait ma poitrine. Je n’osai pas me confier à Albertine, de crainte qu’elle achève de me prendre pour un fou.

— Tout va bien, Armand ? s’inquiéta-t-elle par-dessus sa tasse. Tu m’as l’air bizarre.

Je me levai et fis mine de chercher quelque chose pour me donner une contenance et le temps de réfléchir. Un sourire m’échappa malgré moi. Je nous revis, Albertine et moi, lors de notre premier voyage en amoureux, quelques mois après notre baiser. La compagnie aérienne avait égaré nos bagages à notre arrivée à Rome ; nous nous étions retrouvés à l’hôtel sans vêtements de rechange durant deux jours. De toute façon on n’était pas venus pour visiter Rome mais juste pour être ensemble, non ? avait proclamé une Albertine pleine d’un aguichant pragmatisme en sortant nue de la douche. Il m’avait fallu plus de temps qu’elle pour assumer que mon corps et ses défauts puissent être vus dans une telle crudité, sans le moindre filtre derrière lequel me cacher. Ce soudain gain d’intimité m’avait paru précipité. J’avais besoin de temps pour construire ma confiance et mon aisance – c’était d’autant plus vrai que, dans mon esprit, la ville de Rome restait associée à mon voyage avec Papa.

— Je… Je sais pas, lâchai-je enfin, un bocal de cornichons à la main. C’est juste que… J’ai l’impression de… Je me sens… Je me sens nu. Ça t’arrive jamais, parfois ?

Albertine vint me serrer dans ses bras. La tête enfouie dans son cou, je parvins lentement à me détendre. Alors, berçant mon visage désemparé dans la tendresse de son regard, elle murmura des mots qu’elle devait espérer réconfortants.

— T’as l’air encore plus perdu que cette fois où tu croyais t’être mis à léviter, tu te rappelles ? Freddy a peut-être raison, tu sais. Si c’était ton boulot ? Tu pourrais essayer d’en changer, de te tourner vers une occupation à laquelle tu trouves un sens, de reprendre pied avec la réalité.

Cette considération me sembla à des années-lumière de mes préoccupations. Par politesse, j’opinai, puis promis d’y réfléchir.

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