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Mon retard au bureau se remarqua. On supposa une soirée arrosée, une panne de réveil ou une sieste en chemin ; alors qu’il s’agissait autrefois de la première cause de retard, personne ne mentionna d’aléa lié au moyen de transport.

— Ce serait tellement plus simple et rapide en métro, lâchai-je malgré moi en reprenant mon souffle.

Devant les airs ahuris de mes collègues, je leur présentai la chose comme une invention sortie d’une œuvre de science-fiction. Imaginez des dizaines de lignes de train souterraines filant droit sous les immeubles sans encombrer les rues. Imaginez une station par quartier, pour que personne n’ait à marcher plus de quelques centaines de mètres. Imaginez un passage toutes les deux à cinq minutes, assez fréquent pour que des millions d’usagers arrivent toujours à l’heure. Je dus m’emballer plus que de raison – personne n’accorda la moindre vraisemblance à mon propos.

— Des tunnels assez larges pour faire circuler un train sous les tonnes de goudron et de béton de nos rues et immeubles ? J’aurais trop peur d’y finir écrasée, moi, se défendit Françoise.

— Et comment qu’on y respirerait là-dessous ? Bonjour l’odeur avec autant de monde sous terre sans air pur ! On n’est pas des taupes ! s’offusqua Mylène.

— Si tu veux arriver à l’heure, t’as qu’à partir de chez toi plus tôt au lieu de perdre ton temps à inventer des trucs aussi cons, renchérit Charles.

Leurs attitudes rétrogrades amplifiées par leur nudité, tous trois me semblèrent infiniment primitifs. Je bouillais d’envie de les insulter, de les secouer, de leur hurler dessus. Dans ma tête, je cherchai les mots adéquats pour leur témoigner un mépris poli tout en leur reprochant leur stérile opposition à des évolutions inéluctables. La première syllabe resta bloquée dans ma gorge : les phrases que je m’apprêtais à prononcer m’étaient tout autant destinées. En effet, depuis plusieurs semaines, je refusais moi-même d’accepter les bouleversements en cours. Apprendre à se passer d’un objet auquel on est habitué n’est-il pas semblable à l’apprivoisement d’une nouveauté ? Des générations entières avaient vécu sans métro, sans téléphones, sans couverts : cela ne les avait pas empêchés de mener l’humanité à son stade actuel ; cela n’avait pas non plus entravé des milliards de bonheurs individuels. S’il est vrai que mon confort reposait sur ces objets, je me figurai que mon bien-être, lui, pourrait à terme s’en dispenser. Il ne tenait qu’à moi de trouver mon épanouissement dans la sobriété imposée par ces récents chamboulements.

Je regagnai mon poste de travail, pressé de voir la journée s’achever. Il me tardait de partir, de m’offrir une coupure dont je n’avais jusque-là jamais perçu l’ampleur de la nécessité. Deux semaines de recul et d’oisiveté, sans autre besoin que la compagnie d’Albertine et Pa – que j’avais insisté pour emmener. Tout le reste me paraissait vain : non seulement mon boulot, mais la vie en général, et en particulier tout l’éphémère et le futile dont débordait mon quotidien.

Je profitai que mes collègues prennent leur pause pour me connecter au site de la compagnie aérienne. Qu’importaient les contraintes d’Albertine ou le prix des billets : je voulais avancer notre départ. J’ouvris ma messagerie. Aucune trace du courrier de confirmation des vols. Je rentrai dans le navigateur l’adresse de la compagnie aérienne. Adresse non valide. Je tapai son nom dans le moteur de recherche. Termes inconnus. Pris d’un affreux pressentiment, j’essayai avec le mot avion. Terme inconnu.

Plus de trois mille kilomètres me séparaient de l’île visée. Sans avion, l’objectif devenait hors de portée dans le temps imparti.

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