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Le lendemain matin, au réveil, une étonnante clarté émanait de l’extérieur. En m’approchant de la fenêtre, je remarquai la cour couverte de neige, alors que le paysage de la veille était celui d’un cœur d’été. Il ne s’agissait pas d’une mince pellicule qui laisserait deviner les reliefs et la végétation, ou d’une rosée dont l’éclat aurait pu être confondu avec des flocons. Non, les environs étaient noyés sous un manteau d’un blanc homogène, d’une épaisseur gommant jusqu’au souvenir de ce qu’elle recouvrait.

Mon instinct me poussa aussitôt dehors. Malgré le contact retrouvé avec le sol, le froid ne planta pas ses dents dans la plante de mes pieds. Je ne perçus rien d’autre que le crissement de la neige fraîche tassée sous mes pas. Scrouitch, scrouitch. Aussi délicieux qu’un Noël d’enfance, qu’une promesse de merveilleux cadeaux. Je poursuivis ma marche jusqu’à m’enfoncer dans les bois.

La pureté du paysage me frappa. Devant moi, là où mes empreintes ne s’étaient pas encore imprimées, la blancheur exhibait une perfection sidérante. En la fixant, en tâchant de faire abstraction de tous les autres sens, toute impression de profondeur et de distance semblait faussée, effacée. La perception était renforcée par l’absence de sons, étouffés par le matelas neigeux. J’évoluais dans un vide quasi sidéral où la seule trace de vie était le nuage de buée dégagé par mon souffle. Je m’enivrai de cette sensation de néant, d’infinie solitude au milieu de cette immensité blanche. Pour la première fois de ma vie d’adulte, je trouvai le monde beau. Parfait.

Je m’enfonçai au cœur des bois en laissant infuser cette idée. La veille, j’errais ici dans une sèche ambiance d’été, caressé par des vents tièdes chargés d’arômes fruités, bercé par les chants d’oiseaux et des criquets. Aujourd’hui, le paysage était soudain transformé par la neige, ouaté de cette blancheur vaporeuse. J’imaginais que le lendemain, l’automne serait de retour avec ses camaïeux de couleurs, ou bien un doux printemps scintillant de mille fleurs. Freddy affirmait que l’humain faisait mauvais usage de sa conscience. D’après lui, la fonction ultime de cette prétendue marque de supériorité sur les règnes animal, végétal et minéral n’était pas d’inventer pour repousser des limites que nous étions seuls à concevoir, mais plutôt de capturer la beauté du monde.

— La nature déploie en chaque instant d’infinis trésors que nous ne voyons même plus, se lamentait-il parfois. Alors que nos sens et notre conscience font de nous les spectateurs idéaux pour admirer le miracle de la vie. Au lieu de ça, nous avons voulu nous l’approprier, la transformer, la définir, la mettre en équations, la dépasser. Quel orgueil ! Une fois qu’on a la bière et les cacahuètes, il n’y a plus rien à inventer, Armand ! Tout est déjà là : il suffit de contempler.

Plus loin, je repérai des empreintes dans la neige. Accompagné par la pensée de Freddy, je décidai de suivre la piste – j’imaginais deux chevreuils, voire des cerfs. Mes pas se firent de plus en plus feutrés, ma respiration plus lente. Dans ce silence que je m’imposais par souci de discrétion, dans cet effort pour contenir toute trace de mon humanité, la nature me sembla encore plus belle. Et quand, à l’orée d’une clairière, je distinguai la majestueuse ramure d’un cerf que venaient de rejoindre deux jeunes faons, les larmes me vinrent. Derrière le voile qu’elles laissaient sur mes yeux, je vis passer un grille-pain, des téléphones, des séries de chiffres, et toutes ces choses me parurent soudain d’une infinie futilité comparées au spectacle qui se jouait sur la neige – celui de la vie dans sa plus simple expression.

À mon retour, Albertine m’attendait sur la terrasse, le regard posé sur l’horizon et le chat sur ses genoux. La neige ne semblait pas la surprendre, pas plus que ma longue absence inexpliquée. Ses lèvres dessinaient un sourire heureux. Je déposai un baiser sur son front et m’installai à ses côtés.

— On est bien, ici, hein ? énonça-t-on d’une même voix.

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