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Quand j’étais petit, je croyais à la Petite Souris. Je m’en étais forgé une image très personnelle, que Papa avait laissée se développer au gré de mon imagination, m’encourageant sans le vouloir par ses réponses évasives. Ma Petite Souris ne se contentait pas, comme celles des livres ou des autres enfants, d’échanger avec zèle une canine tout juste tombée contre une pièce dorée. Non, au fil des incisives et des molaires, elle était devenue une amie, voire une colocataire. Je lui écrivais des messages auxquels elle réagissait chaque fois, même lorsqu’il n’y avait pas de dent à récupérer – je lui confiais des petits chagrins et elle me consolait, en bonne précurseur d’un journal intime évolué, interactif. Je lui avais installé un coin salon où elle pouvait se reposer en milieu de tournée, avec des mini toilettes empruntées à un jeu de figurines au marché aux puces, ainsi qu’un petit lavabo et un fauteuil aux mêmes dimensions. Sur une table assortie, je déposais régulièrement des offrandes – des miettes de pain, fromage ou fruits que je sacrifiais à mon dîner – pour qu’elle puisse reprendre des forces. Il m’arrivait de la nourrir même lorsqu’aucune dent n’était en jeu ; je me disais simplement que notre maison pouvait se trouver sur son trajet et qu’elle se sentirait plus libre de s’y détendre, sans gamin édenté aux aguets. J’avais poussé les offrandes jusqu’à fabriquer des cadeaux utiles – parapluie en automne, manteau en hiver, chapeaux et éventail en été, vases pour mettre en valeur les bouquets que d’autres enfants, moins gentils ou inventifs que moi, pourraient avoir envie de lui offrir. Papa semblait se désoler que je déploie plus de créativité pour une amie imaginaire que pour mes camarades de classe ou mes devoirs ; je mettais même plus d’application aux cadeaux destinés à la Souris qu’à son anniversaire à lui.

Un mystère continua longtemps de planer sur la manière dont la Petite Souris me répondait. La question se dissipa dans mon esprit avant que je n’y fournisse une explication satisfaisante – lorsque je cessai d’y croire, j’arrêtai aussi sec de m’interroger. Je n’ai jamais imaginé Papa capable de se plier à un tel jeu. Cela l’aurait contraint à surveiller chaque jour mon autel improvisé et surtout à cautionner ce qu’il considérait à haute voix comme les délires d’une imagination de gosse. À présent, pourtant, je dois me rendre à l’évidence : qui d’autre que lui aurait pu écrire ces petits Merci, ces Je crois en toi, Armand, tu vas y arriver ! ou autres Ne t’inquiète pas pour ça, tout ira bien ? C’était une manière de jouer son rôle de père sans en avoir l’air.

Le Père Noël aussi se retrouvait embelli par mes rêveries, tout comme les fées et les lutins, les diablotins malins, et une foule d’êtres aussi exotiques que mystiques. Puis, les années défilant, les mythes se sont étiolés. D’abord à cause de l’école, où mes camarades racontaient les supercheries démystifiées dans leurs foyers. Je refusai d’y croire, bien entendu : ma Petite Souris, mon Père Noël et mon Lapin de Pâques n’étaient pas comme les leurs, ils ne se contentaient pas de déposer des cadeaux en cachette, ils interagissaient vraiment avec moi, de manière personnelle, spécifique – surtout, mon Papa à moi n’aurait jamais permis une telle mascarade sous son toit ! Je dus vite me rendre à l’évidence : Papa, bien qu’il ne l’admît jamais, jouait la comédie.

Ainsi, lorsque nous avons quitté Nollot pour la ville, je perdis d’abord ces bois qui constituaient le royaume de mon imagination, puis rapidement après se fanèrent toutes mes croyances, toutes ces chimères qui m’avaient si longtemps accompagné, rendant ma vie plus confortable, plus rassurante. Moins solitaire. Je me retrouvai seul face aux autres, à leur mépris, à leurs moqueries, au harcèlement. Aucun Dieu ni aucune Petite Souris ne viendrait à mon secours, aucun chienglier ni aucun picouicoui ne viendrait me réconforter ou me divertir. Je compris pourquoi les adultes nommaient cette période l’âge ingrat : on est jetés d’un coup dans le grand bain sans avoir eu l’occasion d’emporter une bouée, ni même d’apprendre à nager.

Le passage à l’âge adulte s’avéra du même ordre. Durant mon adolescence, je nourrissais encore quelques illusions, celles répétées dans les magazines ou par ces adultes qui tentent d’encourager les jeunes à accomplir ce qu’ils n’ont pas su ou osé entreprendre eux-mêmes : tu peux changer le monde, devenir ce que tu veux ! La fin des études sonna le glas de ces idées, à coups de mutuelles et d’assurances à souscrire, de comptes en banque à approvisionner et de factures à acquitter, de CV et de lettres de motivation à inventer, et enfin d’un salaire à justifier. Une vie de faits, comme ceux que j’avais consignés pendant des années dans mes tableurs. Des contraintes rigides, des règles tangibles, immuables. Plus le moindre terreau pour le rêve et les folies comme la Petite Souris. Après une longue journée d’un boulot non désiré, ne restait même pas l’énergie d’inventer quoi que ce soit, au grand dam de Freddy. Seule surnageait l’envie de me blottir dans les bras d’Albertine pour me rappeler qu’il existait au moins un havre où je pouvais me sentir libre et heureux.

Je composai un mot pour la Petite Souris et le glissai sur ma table de nuit. Un simple Merci. Ce n’était pas tant cet être magique que je cherchais à contacter – son existence restait à mes yeux une légende – mais la personne qui avait nourri mon imagination d’enfant en se faisant passer pour elle, surveillant chaque jour ce que cachait mon oreiller et imitant l’écriture d’un improbable rongeur. Papa.

En effet, malgré son manque de fantaisie et malgré l’aversion qu’il témoignait à la fiction, Papa était capable de raconter des histoires. Cependant, les siennes se distinguaient de celles qu’entendaient les autres enfants : elles parlaient de mots. Comment tel nom ou adjectif était né, dans quel pays, à quelle époque ; comment il avait traversé le monde, à l’oral autour des feux, dans les caravanes et les bateaux, ou bien à l’écrit sur des textes immortels ; comment il s’était ancré chez nous, dans notre culture, avant de s’y métamorphoser à nouveau pour s’adapter à notre langue, à notre grammaire et à toutes les nouvelles invasions de mots. Lorsque, ado, une sévère migraine me cloua plusieurs jours au lit dans l’obscurité totale, Papa était venu chaque heure s’installer à mes côtés pour me distraire. Il avait dessiné en phrases une carte de la Méditerranée sur laquelle il projetait des mots en H ou F, transformés entre latin, occitan, italien, espagnol : des Herm qui valent des Fermes, des higo, heno, hijo qui valent des figue, foin et fils. Papa avait tracé sur cette carte imaginaire une histoire sur la paysannerie, sur des prononciations vulgaires, sur des migrations au fil des récoltes et des mauvaises années pour illustrer comment les mots avaient voyagé et s’étaient transfigurés avec les hommes. J’avais toujours cru Papa attaché à un sens figé des mots qu’il s’évertuait à préserver, incapable d’inventer ni même d’accepter des sens qui dépassent de ses cases habituelles. Quelle sottise ! Pour aimer les mots à ce point, Papa avait forcément aimé la vie et le changement qui la définit. S’il appréciait si peu la fiction, c’était plutôt par conviction que la réalité regorgeait déjà d’histoires à conter, assez pour occuper une existence. La Petite Souris ne m’avait-elle pas plusieurs fois offert des extraits de dictionnaire révélant des mots exotiques ?

Les règles que Papa m’avait imposées ont dressé un cadre où mon imagination s’est épanouie librement, et ces histoires qu’il me livrait m’ont transmis toute la matière pour la peupler. C’est grâce à cet enseignement que je me sens en mesure de saisir le monde maintenant que celui-ci a perdu toute consistance, que les choses se sont restreintes aux seules idées qui les évoquent et aux mots qui les racontent.

Papa n’était donc pas tel que je me l'étais figuré. Je n’avais lu en lui qu’un homme froid et distant, allergique à la fantaisie et à la fiction, incapable de tendresse ou de compassion. Peut-être avait-il feint de ne pas croire à mes chiengliers et mes picouicouis pour me pousser à les observer, les inventer et les décrire avec plus de précision – partant du principe qu’un enfant déploie plus de créativité pour franchir une limite que pour suivre une consigne. Peut-être était-ce sa manière de me transmettre des codes et un langage assez denses et solides pour appréhender le monde par moi-même, pour l’enrichir selon mes envies et besoins – il m’aura pourtant fallu des décennies de plus pour saisir l’essence de mon propre père. Peut-être était-il simplement humain, avec toutes les incohérences et imperfections que cela implique.

Je me sentis soudain ignorant, incapable de déterminer qui était mon père entre le robot qui s’était imprimé dans ma mémoire et l’homme que je réinterprétais aujourd’hui.

— Qu’est-ce que ça change ? aurait tonné Freddy. On ne sait des autres que ce que l’on décrypte de leurs actions, à tort ou à raison. Leur identité ne leur est jamais propre, c’est toi seul qui leur attribues. C’est parce que je t’imagine comme un mec aussi bizarre que moi que je continue à te voir, sinon tu te doutes bien que je t’aurais snobé ! Quant à ton père, maintenant qu’il est mort, tu peux disposer de son souvenir à ta guise, il ne s’en offusquera pas.

Le Freddy de mes pensées avait raison : à quoi bon rester bloqué sur la guerre froide menée envers Papa depuis mon adolescence, sur cette distance que j’avais contribué à maintenir entre nous, ce conflit que j’avais alimenté de mes stériles ressentiments ? Il était temps que je réinvente un Papa digne d’être conté, dans un monde que je dessinerais comme je l’aimais.

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