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…s’annonce voilé en ce jeudi 17 mars, mais les températures seront douces. Les pêcheurs pourront en profiter pour vérifier l’adage : « Quand il fait doux à la saint Patrice, de leurs trous sortent les écrevisses. » Peut-être celles-ci se préparent-elles à suivre la devise des Jeux olympiques, inventée par Henri Didon, lui-même né un 17 mars, en 1840 : « Citius, Altius, Fortius », soit « Plus vite, plus haut, plus fort ». Pauvre Henri, dis donc ! Mort 4 jours avant de fêter son soixantième ann…

J’avais fini par me faire une raison concernant mon grille-pain : nul autre que moi ne semblait en saisir l’intérêt ni en conserver de souvenir. De même que pour mon flottement dix ans plus tôt, j’étais seul à percevoir l’existence d’une anomalie. Devant des tartines de pain frais que je rechignais à manger, Albertine me jura que c’était ainsi que nous avions déjeuné chaque matin depuis notre emménagement ensemble, aux exceptions de quelques week-ends ou de conséquences de boulangeries fermées. Je refusai de me plier à cette pratique ; en remplacement, je décidai alors de ressusciter un autre rituel de mon adolescence : celui du pain perdu.

Chaque samedi soir, en préparant son levain pour la fournée du lendemain, Papa mettait à tremper les restes du quignon de la semaine écoulée dans un mélange d’œuf battu, de sucre et de cannelle. Le dimanche, dans une poêle qu’il réservait à cet effet, il faisait caraméliser ces morceaux dans une épaisse couche de beurre. Les arômes ne manquaient jamais de me tirer du lit, même dans les mois les plus sévères de ma crise d’adolescence. Bien entendu, Papa refusait d’appeler cela du pain perdu, et je n’appris que bien plus tard que cette préparation existait en dehors de notre foyer. Chez nous, on l’appelait le plaisir dominical.

Le matin suivant la disparition du grille-pain, j’exhumai cette tradition. Dès la première bouchée, ma langue se nappa d’arômes sucrés et mon esprit de souvenirs heureux. Albertine mit du temps à émerger : elle ne surprit pas les larmes qui mouillèrent mes joues tandis que je me délectais de mes tartines et de mon passé. Papa me manquait. Tout ce qu’il y avait de bon en lui ressurgissait dans ce rituel – même ce que mes yeux d’enfant avaient été incapables de percevoir. Papa était sévère, oui. Rigoureux. Maniaque. Bizarre. Taiseux. Asocial. Mais il m’aimait, bien qu’il n’ait jamais excellé dans sa manière d’en témoigner.

Ce petit bonheur retrouvé compensait le chamboulement de mes habitudes. Je devais maintenant veiller à ne pas manquer d’œufs pour le trempage du soir. Mon repère pour la durée d’infusion du thé se voyait remplacé par un vulgaire minuteur. La préparation de mon plat s’étalait aussi, car je préférais mon pain bien imprégné de beurre, caramélisé à la limite du cramé – et car je les savourais plus longuement que mes anciennes tartines grillées. Mon petit-déjeuner s’était donc étiré, et je m’en réjouissais. Le temps supplémentaire partagé avec Albertine me laissait l’occasion de voir son visage finir de s’éveiller, ses traits perdre leur inexpressive léthargie pour se muer en sourire complice, les rides de fatigue autour de son regard assoupi se combler lentement de mille joies, ses lèvres me confier tous les riens qui soudent la vie d’un couple. Pa venait même s’installer sur mes genoux et m’offrir le réconfort d’un ronron, cadeau qu’il n’accordait que certains week-ends où l’atmosphère plus détendue l’informait qu’aucune contrainte humaine ne l’obligerait à quitter sa place.

Si j’arrivais plus tard au bureau, ce n’était donc pas tant à cause de la préparation de mon nouveau petit-déjeuner, mais plutôt par désir de savourer tous les à-côtés qui en avaient découlé. Il était en effet hors de question de programmer mon réveil plus tôt et de laisser un sinistre flash info me tirer du sommeil. Je préférais assumer mon retard. Comme s’en était amusé Freddy : que changeait-il au cours des choses ? J’aurais aussi bien pu ne pas me pointer au travail une semaine entière sans que rien n’en pâtît.

Ce matin-là, j’avais prolongé mon rituel plus que les précédents, et c’est avec vingt minutes de retard sur mes habitudes que je descendis dans la rue. En attendant mon métro du jour, je fus surpris de ne voir autour de moi que des personnes à l'œil alerte, dont la plupart étaient occupés à discuter entre eux ou à feuilleter livres ou journaux. Je mis cette impression sur le compte de ma bonne humeur – le monde paraît embelli lorsqu’on l’observe avec le sourire – et sur l’horaire inhabituel – passée une certaine heure, il était naturel que les gens, mieux réveillés, aient meilleure mine. Et, sitôt installé dans la rame, je me laissai hypnotiser par ma grille de mots croisés.

Dès mon arrivée au bureau, je me plongeai aussitôt dans mon travail, soucieux de rattraper une partie de mon retard. Pour la première fois, je parvins à rester concentré, efficace. J’attribuai cet effet à mon état apaisé du moment, qui semblait assez puissant pour atténuer le volume et le désagrément du désordre usuel dans l’open-space. Je ne fus interrompu qu’en fin de matinée par un Charles étonnamment avenant. Nos pas vers la salle de pause furent rythmés par le récit de sa dernière soirée – un repas en tête-à-tête avec sa femme, dont je n’ai jamais réussi à retenir le prénom tant il ne l’évoquait que sous des sobriquets peu glorieux. Peut-être, en sus du dîner, avait-il eu droit ce matin à un petit-déjeuner aussi vitalisant pour l’esprit que le mien. Je n’eus malheureusement pas l’occasion de demander : Françoise nous interrompit en s’émerveillant du soleil matinal puis en certifiant que cela ne durerait point – on aurait mieux fait de poser un RTT pour aller bronzer au parc ! Je me tournai vers Charles, attendant qu’il dégaine son portable pour riposter, pour proposer par exemple un bain de soleil collectif dès ce week-end selon un bulletin avisant de températures estivales. Mais Charles ne broncha pas. En patientant devant la machine à café, il se contenta d’opiner, puis ajouta une remarque d’une infinie banalité sur la longueur des journées et le changement d’heures à venir.

Par la fenêtre, le soleil irisait la pièce d’un de ses doux rayons ; malgré son apparente vacuité, la journée me semblait digne d’être savourée. Je pensai à Freddy : mon sentiment aurait eu de quoi nourrir notre éternel débat sur le sens du travail et comment celui-ci tuait les libertés.

— Tu te rends compte !? me répétait-il souvent. Ado, tu reprochais à ton père l’insipide conformisme de sa vie, mais te voilà enfermé dans le même moule, après t’y être jeté de ton plein gré.

Si au départ mon boulot ne devait être qu’alimentaire, comme un moyen de financer mon désir de rêver et créer, j’avais en effet fini par y trouver un certain confort, par m’y laisser bercer. Rares sont les passionnés comme Papa qui ont la chance de choisir un travail où s’épanouir : pour le commun de la populace, c’est le travail qui nous choisit. Mais ces années de bureau avaient achevé de me façonner : je ne rêvais plus qu’en droites et en éphémérides sur des sujets normés, et je m’étais persuadé d’en tirer satisfaction – et dès lors qu’on pense puiser du plaisir dans une activité, celle-ci devient supportable, voire même désirable, rétorquais-je à Freddy.

Freddy, lui, aurait aimé être poète, mais, comme il le crachait, quelle place y avait-il pour la poésie dans un monde qui payait des gens comme moi pour aligner des faits décharnés dans des tableurs sans relief ? Par conviction envers une certaine fatalité, il s’abstenait donc de tout effort pour changer sa situation – mais il en redoublait pour critiquer la mienne.

— Mieux vaut s’ennuyer par soi-même que pour le compte d’un autre, argumentait-il à propos de mon boulot, jugeant préférable de ne rien faire plutôt que de s’engager dans une activité dénuée de finalité comme de plaisir.

Je me doutais des propos que mon ami pourrait avancer si je lui confiais mon émerveillement du jour. Une provocation ouvrirait les échanges, puisque la première défense de Freddy consistait toujours à attaquer. Alors tu justifies un criminel qui prend plaisir à nuire ? ou quelque chose du genre, sans doute bien plus offensif et cruel, le viol ou la pédophilie peut-être, voire même l’armée, il avait celle-ci en grippe depuis quelque temps. Freddy ne visait qu’à choquer pour déstabiliser, à mettre son interlocuteur dans une position d’inconfort. Il étalerait ensuite des arguments plus raisonnés pour me rallier à sa cause, en l’occurrence l’injonction que le plaisir n’était qu’une question d’état d’esprit, que si je savais le trouver ici je pourrais en prendre partout. Enfin, comme souvent, sa conclusion souffrirait d’une affreuse banalité – j’ignorais s’il le faisait exprès pour prétexter le besoin d’une nouvelle tournée de boissons ou si cela illustrait les limites de ses aptitudes oratoires. L’humeur générale t’a paru meilleure parce qu’il faisait beau, et tu la ressentais plus vivement parce que tu t’étais levé du bon pied, c’est tout. Bref, mon verre est vide, on refait le plein ?

Mon sourire s’étirait jusqu’au fond du cœur au moment de regagner mon poste, tant par la satisfaction que j’éprouvais à imaginer des échanges possibles avec Freddy que par l’ambiance positive du jour. L’envie me prit d’envoyer un message à Albertine, un je t’aime spontané comme je lui confiais trop peu souvent depuis que nos routines rythmaient les mots du quotidien. Malheureusement, je ne trouvai pas mon téléphone. J’avais dû l’oublier chez moi, dans mon empressement à partir après tout ce temps savouré au petit-déjeuner. Je me promis d’y repenser le soir, de profiter de la proximité de ma moitié pour joindre un geste doux aux mots d’amour. Quand on projette son couple sur la durée, ces choses-là peuvent attendre une demi-journée, pensai-je naïvement.

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