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Ce fut donc après une nuit d’insomnie que le réveil m’énonça ce dicton de la sainte Amédée est de mars la plus belle journée. Ma fatigue voulut l’envoyer paître et m’empêchait de voir dans le ciel autre chose que les bombes de Nuremberg. Mais, attisée par les remarques de Freddy, une autre part de moi se montra optimiste, résolue à ne pas se laisser abattre.

Le ronronnement de Pa contre mes mollets commença à m’apaiser – au moins le félin restait-il constant. L’odeur de mon pain perdu, caramélisé avec une double dose de beurre, suffit ensuite à me dynamiser. Je me promis de quitter plus fréquemment la gangue de cette routine que je m’étais construite : si les changements subis m’étaient douloureux, l’ensablement me serait encore plus fatal. Nul besoin de rêver trop beau ou trop loin, d’attendre des congés assez longs ou un budget assez épais : les alentours fourmillaient déjà de recoins à découvrir, d’anecdotes à apprendre, d’activités à entreprendre, d’espaces où se détendre. Et, contrairement à ce que prétendait Sartre, peut-être les autres ne représentent-ils pas l’Enfer mais des contrées à explorer, des manières de se figurer le monde et les idées. Ainsi, plutôt que de reporter davantage tout projet de sortie, j’envisageai de démarrer dès ce jour : je prendrais le temps d’échanger plus en profondeur avec mes collègues, ces gens que je fréquentais depuis plus de dix ans mais dont je ne connaissais que la façade professionnelle. Discuter me ferait du bien, j’en étais persuadé.

Évidemment, le sort en décida autrement.

À l’heure du café, en suivant le mouvement vers la salle de pause, je vis chacun emporter une bouteille ou un thermos. Je n’eus pas le temps de les interroger quant à cette nouveauté qu’un second détail me frappa : un arôme floral artificiel flottait dans les couloirs. Enfin, l’ambiance générale de la pièce me procura un curieux vertige, comme si un élément y manquait. J’attribuai d’abord cela au silence qui ponctuait parfois les ronflements de la ventilation de la machine à café. Un rapide coup d’œil en direction de celle-ci leva toutes mes interrogations : elle avait disparu.

Ce qui me frappa le plus ne fut pas tant l’absence de ce parallélépipède – que j’estimais pourtant démesuré compte tenu du volume des boissons qu’il versait. Ce fut de trouver, à la place qu’il était censé occuper, un meuble aux dimensions comparables sur lequel était placardée la photo d’une montagne. Du coin de l’œil, je guettai les réactions de mes collègues : Françoise sirotait sa bouteille sans paraître gênée par l’absence de café ; Charles se tenait accoudé à la table et entamait un monologue sur un fait divers ; Mylène les rejoignit après avoir jeté un regard distrait sur la façade de l’intrus. En l’examinant à mon tour, je remarquai que ce que j’avais pris pour un poster était en réalité un gigantesque écran plat où défilaient des clichés variés. La montagne fit place à un titre d’actualité – imminence des élections présidentielles –, puis à une reproduction d’un tableau de Monet – les Nymphéas blancs, dans une version pixellisée.

Ma gorge s’assécha ; mes tempes s’échauffèrent ; mes nerfs se raidirent. Le double effet de la fatigue et du besoin de café se faisait sentir.

— Y a plus de café ? parvins-je à articuler avec difficulté.

La discussion stoppa net ; tous les regards convergèrent vers moi.

— Qu’a fait ? Qui qu’a fait quoi ? singea Charles.

L’expression acerbe de son visage traduisait l’absence de plaisanterie. Durant les interminables secondes qui pesèrent avant que mes collègues reprennent leur conversation, j’en déduisis que, contrairement au grille-pain trois semaines plus tôt, ce n’était pas la machine à café qui s’était évaporée mais le café lui-même. La non-existence du produit rendait vaine l’invention de tout appareil gravitant autour.

D’une oreille distraite, j’essayai de me raccrocher à la discussion en cours pour ne pas perdre pied face à l’abîme qui s’ouvrait. Je sentais mon esprit s’agiter sur les conséquences de cette nouvelle disparition, bien que leur étendue réelle m’échappât. Ce chamboulement aurait pourtant dû me laisser indifférent : je préférais le thé au café, et, à mon grand étonnement, l’absence de la machine n'avait pas eu d'impact notable sur la tenue de ces pauses quotidiennes, que j’estimais bienvenues pour rythmer les journées de bureau. Si grotesque que m’ait semblé l’appareil de substitution, il remplissait la même fonction : fournir aux employés un prétexte pour se retrouver, allant jusqu’à proposer, par les images affichées, des sujets de conversation prémâchés. Comme s’en était amusé Freddy, l’économie savait s’adapter et combler les vides, surtout si cela permettait de renforcer l’asservissement des citoyens à leurs patrons. J’aurais jugé plus utile un substitut au téléphone, qui, dans l’usage que j’en faisais alors, me procurait un sentiment de liberté individuelle tout en me rapprochant Albertine. Il faut croire que, dans ces curieux changements en train de s’opérer, le monde en avait décidé autrement.

Pour tenir ma résolution de m’ouvrir aux autres, je m’efforçai d’ignorer toute pensée parasite et me concentrai sur les mots de mes collègues. Cependant, avec mon attention ainsi déstabilisée, je restais bloqué à la surface de leurs propos, accroché à la forme sans distinguer le fond. Je tiquais à chaque intervention de Mylène, qui ponctuait ses phrases d’innombrables donc, voilà ou alors. Je frémissais face aux incessantes hésitations de Françoise et aux infimes zozotements faisant siffler ses lèvres humides. Quant à Charles, ses exagérations m’exaspéraient : il ne s’exprimait qu’en J’y ai dit… et en discours rapportés, ne conjuguait qu’au conditionnel ou au il faudrait.

L’effort nécessaire pour prendre part à une telle conversation était hors de ma portée du moment. D’habitude, les voix de mes collègues sonnaient comme une musique de fond à laquelle on n’accorde que peu d’attention. Ma présence à leurs côtés se justifiait avant tout par la crainte d’être jugé comme un paria, et par l’opportunité de rompre un instant la monotonie de mon travail. Mes interactions sociales s'équilibraient déjà entre la compagnie d’Albertine, basée sur une complicité qui dispensait souvent de mots, et les monologues de Freddy, qui tenaient autant du spectacle que de la leçon de philosophie. Je mesurai soudain la distance qui me séparait de ces échanges : il m’aurait fallu feindre, jouer un rôle dont je ne détenais pas la partition. Il n’y eut que dans l’insouciance de mon adolescence et dans l’exubérance de ma fraîche vingtaine que je m’étais montré loquace. Loin de Papa, j’avais alors pris son contrepied, autant par esprit de contradiction que par besoin d’ouverture, de nouveaux repères. Il faut croire qu’en mûrissant, j’avais replongé malgré moi dans le moule de son éducation : je m'étais écarté à mon tour des mondanités d'usage en m'établissant dans mon premier emploi. J’étais devenu le contemplatif, celui qui se contente d’écouter, qui parle si peu que ses rares interventions sont reçues comme des trésors ou des sentences. Comme Papa. Sauf qu’avec l’âge, Papa avait assumé sa prise de distance avec ses pairs. Bien qu’il admît que les bavardages constituent le ciment de toute société, il détestait discuter avec n’importe qui. Ainsi, en dehors des échanges inévitables – formules de politesse dans les commerces, interactions professionnelles ou administratives – il avait fini par ne plus adresser la parole à quiconque. Je l’avais un jour questionné à ce sujet, par dépit de ne jamais voir notre étouffante intimité égayée par quelques invités.

— Tu sais, moi aussi j’aimerais avoir une compagnie avec laquelle échanger en certaines occasions, s’était-il défendu, levant les yeux de son journal. Mais je préfère de loin le calme et la solitude aux déblatérations vides ou infondées. Or c’est ainsi que s’exprime la majorité de mes contemporains.

Les conventions sociales le rebutaient : selon ses dires, il préférait fuir tous ces gens qui se sentent obligés de meubler par de vaines paroles des silences qu’ils ne savent ni savourer, ni interpréter, ni gérer. Surtout, dans sa constante exigence de précision, Papa ne supportait pas les discours de seconde main, les suppositions ou autres fausses vérités.

— Déjà que même la presse s’y met, avait-il conclu d’un ton las en se replongeant dans son papier.

Ainsi s’étaient éteints mes désirs de société. À un âge où tous mes camarades vantaient leurs interminables jeux dans les fréquentes fêtes d’anniversaires, cousinades ou retrouvailles de voisinage, je devais me contenter d’amis imaginaires en m’évertuant de ne jamais m’en épancher auprès de Papa. Tout ça à cause de son aversion des banalités d’usage au moment d’affronter les autres parents.

Pas plus qu’il n’aimait s’adresser aux adultes, Papa ne savait parler aux enfants. Cela requiert en effet l’emploi de fantaisies et de superlatifs pour attiser l’imagination, d’incertitudes et d’approximations pour que s’y glissent les rêves et les espoirs dont se nourrissent les jeunes esprits. Mais seuls les faits occupaient le langage de Papa. Si je lui avouais vouloir devenir paléontologue, il alignait des données de salaire ou de mortalité, de taux de réussite ou de risques du métier… Il n’agissait pas par méchanceté, bien que l’effet fût similaire. Il était ainsi, voilà tout.

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