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La concentration ne revint pas de la journée : je restai incapable d’avancer sur mon travail, trop préoccupé par cette nouvelle disparition. Dans ma tête défilaient tous les souvenirs associés au café : le chant et l’arôme du café qui monte dans la cafetière moka de Freddy ; ma première dégustation d’un petit noir oublié par un pion dans la cour du collège ; mon premier rendez-vous avec Albertine – ça te dit de venir boire un café ? – l’addiction de tous mes collègues à ce brûlant breuvage ; le jugement sévère que portait Papa sur la caféine autant que sur l’alcool.

Je garde en mémoire la longue diatribe qu’il avait un jour prononcée, avec pour scène le tapis de notre salon où il faisait les cent pas, et pour seul public l’enfant que j’étais alors, occupé sur une dissertation de géographie. Papa tempêtait contre l’apologie des cafés, vins et spiritueux entretenue au détriment d’autres substances guère plus nocives ou addictives.

— Nos dirigeants prétendent lutter contre tous les trafics de drogue, mais ils vantent l’alcool comme le fleuron de nos exportations et vont investir en masse dans des plantations de café en Asie.

J’étais probablement trop jeune pour saisir toute la teneur de son propos. Bien qu’il ne s’agisse que d’une opinion, mon habitude des discours paternels y attribua la même valeur de vérité qu’aux faits les plus fondés. Mais celle-ci resta imprimée en moi avec la saveur amère des échecs non digérés. Car, dans son emportement, Papa avait insisté pour que j’intègre à ma copie une synthèse de ses idées, sous prétexte de démontrer ma capacité à raisonner au-delà des manuels. Ainsi, au beau milieu d’un devoir consacré aux tigres asiatiques – ces pays émergents succédant aux dragons industrialisés –, j’avais inscrit que, comme les guerres qui les avaient précédés, les investissements effectués par les occidentaux dans la région n’étaient justifiés que par les addictions de nos sociétés. Papa avait même tenu à étayer son argument en me dictant que rien d’autre ne justifiait la croissance exponentielle de la culture du café au Vietnam, celle-ci s’apparentant à un opium légalisé. Ma copie n’avait pas obtenu la moyenne, pour des raisons qui dépassaient cette mention du café. L’énorme point d’interrogation rouge qui barrait le paragraphe en question resta cependant gravé dans mon ego comme une insulte bien plus humiliante que la note en première page.

La résurgence de ce souvenir m’arracha un relent de regret – au bureau face à moi, le regard réprobateur de Mylène me laissa entendre que j’avais verbalisé avec trop d’intensité mon Putain mais quel con ! En effet, moins d’un an plus tôt, pour libérer de la place dans la bibliothèque, j’avais jeté le dernier carton de mes vieilles affaires scolaires. De toute façon, ça sert à quoi ? m’étais-je dépité en parcourant une pile de copies notées. La fameuse dissertation du café s’y trouvait pourtant, avec, entre ses pages, sous la rouge gifle du professeur, une preuve possible que je n’avais pas rêvé. Ne me restait donc que ma mémoire et toute sa subjectivité, sans rien ni personne pour valider sa véracité. L’envie me prit de sortir vers la première librairie, d’y feuilleter une encyclopédie, un manuel de géographie ou un beau livre sur l’art de la torréfaction. Au fond de moi, je pressentais l’inutilité d’un tel projet : il me semblait évident que toute trace du café s’en serait évaporée. Et, tout en me résignant à ne garder pour seule preuve que le souvenir de cette désastreuse leçon paternelle, j’en vins à me demander si Papa lui-même avait existé. Car si le café, les couverts, les téléphones ou les grille-pains avaient disparu, qu’en était-il de toutes les autres choses que je croyais avoir connues ? Contrairement à mes premières impressions, peut-être n’assistais-je pas à une inexplicable dégénérescence du monde mais à un dysfonctionnement de mon esprit.

Sans un mot d’excuse ou de précision pour mes collègues ou mon patron, j’abandonnai mon poste et courus chez Freddy. J’avais besoin d’alcool pour noyer mon abattement, quitte à décoller d’un nouveau centimètre le lendemain. J’arrivai tout pantelant sur le seuil de mon ami et toquai aussitôt ; sans téléphone pour le prévenir, je ne pouvais qu’espérer qu’il vienne m’ouvrir. Sa porte s’entrebâilla sur un œil inquisiteur.

— Freddy ? soufflai-je. C’est moi. Sers-moi une bière, un whisky, n’importe quoi.

Il me laissa entrer en dévoilant un air inquiet. Une bière ? Un whisky ? Il jura ne pas saisir ce que je réclamais. C’est donc un verre d’eau plate et deux vulgaires glaçons qu’il me tendit. Boire de l’eau chez Freddy, cela n’avait rien de courant. Je m’affalai dans le moelleux de son canapé et m’y accordai le temps de reprendre mon souffle et mes esprits.

— Alors l’alcool aussi ? me désolai-je. Depuis quand ?

Passées les cuites de nos années étudiantes, Albertine et moi gardions vins, bières et liqueurs pour les rares occasions où nous sortions ou recevions. Aussi n’avais-je pas eu le moindre indice quant au moment de cette disparition : tout juste pouvais-je deviner qu’elle était postérieure à ma dernière rencontre avec Freddy, deux jours plus tôt. Broyé par le poids de ma solitude face à ces événements, je m’enfonçai profondément dans les coussins du canapé, jusqu’à m’y laisser engloutir. Je prenais conscience que personne ne pourrait m’aider à retrouver les traces des objets disparus ni à en expliquer la soudaine absence si les choses s'évaporaient sans que nul autre que moi ne le remarque.

Dans un accès de bienveillance et de curiosité, Freddy me questionna sur cet alcool que j’étais venu lui réclamer. Je me résignai à lui expliciter l’orthographe du mot et l’étymologie que m’en avait fournie Papa.

o-o-l, oui. Ça vient de l’arabe al-kuhl. Ça veut dire poudre d’antimoine, ou quelque chose comme ça, et ça a fini par décrire la boisson par association d’idées, parce que la distillation donnait un produit très fin et très pur.

Je lui listai les principaux ingrédients utilisés dans la distillation ou la macération et détaillai la palette des arômes et saveurs ainsi obtenus, puis je mentionnai les effets de la consommation en présentant différents états d’ébriété et d’altération de conscience.

— Attends, me coupa-t-il. Distillation, altération de conscience… Tu serais pas en train de prendre des drogues pas très légales, Armand ? T’as besoin d’en parler, ou… En tous cas, je comprends mieux tes récentes sautes d’humeur.

Je baissai les bras, abandonnant l’idée d’aborder la question du café et de ses propriétés stimulantes. Je finis par me laisser bercer par un monologue de Freddy sur une énième considération politico-philosophique. Savoir que mon ami ne changeait pas me rassura, au moins le temps d’une fin de journée.

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