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Le soir venu, je rentrai d’un pas lent, drapé dans mes idées noires bien plus que dans ma couverture. Albertine leva à peine les yeux de son livre pour me saluer ; en attendant qu’elle m’accorde son attention, je me connectai à mon compte en banque pour vérifier ce qu’était advenu l’argent dépensé pour le voyage. Nulle trace de l’achat des billets. Le solde disponible s’avérait en revanche bien supérieur à ce qu’il avait été : le montant aurait suffi pour couvrir les frais de plusieurs mois d’oisiveté, voire même quelques années si l’on résiliait le bail de l’appartement durant notre absence. Je levai les yeux vers Albertine, curieux de savoir ce qu’elle penserait d’un tel projet et soucieux quant à la meilleure manière de le lui annoncer. En mon for intérieur, l’évidence s’imposait : si la situation se maintenait dans cet état d’inexorable dégénérescence, je refusais de rester. Mieux valait fuir vers un cadre qui me permettrait de l’ignorer.

— C’est marrant ce bouquin, s’enthousiasma Albertine en reposant son livre. L’auteur y invente des trucs aussi farfelus que ce que tu m’as sorti ces derniers temps !

Après avoir égaré mon regard sur les voluptueuses formes de ma moitié, je jetai un œil à l’ouvrage sur ses genoux. Le Tour du monde en quatre-vingts jours, de Jules Verne.

— Dommage que ça te semble si extraordinaire, me désolai-je. J’aurais aimé qu’on parte aussi loin que possible pendant nos prochaines vacances, mais…

— On va déjà passer du temps à Nollot, dans la vieille maison de ton père ! me coupa-t-elle. C’est certes moins loin que le bout du monde, mais c’est loin de tout : ça te suffit pas ?

Après un bref instant de surprise, je déduisis que nos plans avaient évolué d’eux-mêmes au gré de la nouvelle situation. Une part de moi sembla lutter avec une force étonnante contre l’idée d’un retour dans cette maison. Je voulus répondre à Albertine que non, ça ne me suffisait pas : j'avais besoin d'un territoire vierge où je pourrais tout oublier, réapprendre à vivre à partir de zéro maintenant que tout m’avait été ôté.

— Et puis à quoi bon aller loin ? reprit-elle. Peu importe la destination : l’essentiel est qu’on y soit ensemble !

Quelque chose dans son intonation me rappela Papa. À l’époque où je ne jurais que par mes excursions en forêt et ne rêvais que d’aventures endiablées, je peinais à comprendre l’intérêt que trouvait Papa à rester enfermé des heures dans un bureau, penché sur de simples pages couvertes de mots. Quand, au retour d’un jour d’école où le maître avait mentionné des pays lointains, j’avais eu l’audace d’évoquer devant Papa une envie de voyage, il avait posé son stylo, tourné son fauteuil vers moi et entamé un long prêche sur ce qu’il nommait le voyage immobile.

— Si tu veux voyager loin, tu n’as qu’à lire et parler, tu sais ! Les mots que nous utilisons viennent des quatre coins du monde, et le contenu de ton dictionnaire a bien plus bourlingué que quiconque. C’est la magie de la connaissance : elle provient du brassage des cultures, se construit à travers des siècles d’étonnement et d’assimilations, d’apprentissages et d’appropriations. Mon travail d’encyclopédiste consiste à ancrer ce savoir, à le figer pour une génération donnée afin que chacun puisse en profiter. Grâce au seul langage, je rends possibles tous les voyages !

Il m’avait alors incité à lire plutôt que de sortir, à étudier l’étymologie plutôt que d’inventer des mots insensés. Face à mon insistance – je n’avais pas encore appris que Papa ne cédait jamais – il m’avait enfin assommé à coups de contraintes logistiques et de coûts, de psychologie et de sociologie.

— T’as qu’à feuilleter cette revue, avait-il conclu. Les photos et les descriptions y sont assez détaillées. Même les odeurs et les ambiances sont bien transcrites, tu verras ! De toute façon, d’après une étude que j’ai lue, l’évocation d’un voyage s’avère souvent beaucoup plus stimulante pour un enfant que le voyage en lui-même, alors à quoi bon s’infliger tous les tracas que ça implique ? Non, vraiment, Armand : j’en ai assez lu au sujet des désagréments que représentent le train ou l’avion, j’aime autant m’en passer dans la réalité.

Quelque temps plus tard, je dus lui donner raison – peut-être Papa l’avait-il prémédité ainsi. C’était lors du dernier été avant le déménagement. Un soir, après le bisou du coucher, il avait lâché en toute désinvolture un simple avant de partir, nous irons nous promener à la montagne, dans la vallée de la Santoire.

La vallée de la Santoire.

Ces mots résonnèrent en boucle dans ma tête durant toute la nuit qui suivit. Le lendemain, je n’osais pas interroger Papa à leur sujet, demander où c’était, ce que nous y verrions. Je craignais que, de son habituelle rigueur d’encyclopédiste, il ne me livre qu’une volée de faits sans intérêt – une commune et son code postal, un nombre d’habitants et une évolution de la démographie, une altitude et un climat, voire pire, une bête étymologie du nom – comme si, pour présenter un ami, il avait décliné les éléments inscrits sur son état civil. Si précises fussent-elles, ces données ne m’auraient pas transmis la moindre information ; elles auraient eu pour unique effet de refroidir mon imagination, d’en brider les élans dans un cadre aussi restreint que rigide.

Papa ne mentionna plus ce projet d’excursion jusqu’aux prémices du départ. Pourtant, cette simple allusion à une aventure prochaine – voire ces seuls quatre mots : vallée de la Santoire – avait enclenché le puissant processus évocateur de l’anticipation. Si, dans l’esprit de Papa, l’image du lieu était aussi clairement gravée qu’une photographie, dans le mien, tout était à inventer à partir d’une page blanche. Je laissai donc les quelques miettes qu’étaient ces mots – vallée de la Santoire, vallée de la Santoire – infuser dans mes rêves, où les lois étaient en tout point étrangères à celles régissant le monde de Papa. Je dessinai un torrent aux eaux cristallines, dans un berceau de montagnes aux cimes enneigées, ceint de pâturages aux nuances de vert inexprimables – j’essayai un jour de les reproduire à l’aide d’une boîte de cinquante crayons de couleur, mais aucun mélange de leurs teintes ne parvint à couvrir l’étendue de la palette dont s’irisait mon imaginaire. À la manière d’un pointilliste, j’ajoutai là quelques arbustes ou rochers, animaux sauvages ou d’estive, réalistes ou fantastiques. J’agrémentai le tout de parfums empruntés au vocabulaire paternel – champêtre, boisé, humus, minéral, et tous ces termes dont les significations échappaient encore à mon entendement. J’y laissai résonner des chants d’oiseaux qui m’étaient encore inconnus mais dont je pouvais entendre les mélodies s’écouler en tout point de ma chambre.

Volontairement ou non – je n’ai jamais su – Papa laissa ensuite traîner, sur un bord du canapé, une carte de randonnée. Au beau milieu d’une nuit, je la dépliai à la lumière de ma lampe torche et y cherchai le nom qui berçait mes rêves. Malgré les deux dimensions de ce plan, où je n’avais pas encore appris à lire dénivelés, distances ou types de végétation, mes projections mentales acquirent un nouveau relief. Le nom de la rivière s’entourait de localités avoisinantes, de sommets, de cols, chacun étirant les bords du terrain de jeu de mon imagination et amplifiant ce qui y préexistait. Je me voyais déjà y vivre mille aventures et randonnées, tantôt seul, tantôt en compagnie d’un Papa ensauvagé.

Nos bagages furent préparés trois jours avant le départ ; j’eus alors droit à quelques précisions qui, loin de rationaliser mes rêves, ravivèrent leur fantastique énergie. C’est la montagne, le soleil tape plus fort mais l’air est plus frais : tu dois donc prévoir des protections contre le chaud et le froid, tu comprends ? J’étais loin de le concevoir comme l’entendait papa, mais je me nourrissais de ces mystères comme s’il me fallait inventer une nouvelle sensation, un nouveau concept de tiédeur qui ne soit plus le chaud mélangé au froid mais les effets de l’un additionnés à l’autre.

Ainsi, avant même que mes sens aient pu s’imprégner de ce lieu, vallée-de-la-Santoire, mon imagination s’en était déjà bâti une perception magnifique qui, aujourd’hui encore, résonne bien plus en moi que la réalité de l’excursion que nous y fîmes cette fois-là. Probablement parce que l’excursion elle-même fut avant tout marquée par la mélancolie de Papa – je découvris longtemps après que lui et Maman s’y étaient aimés pour la première fois. Alors que, pour moi, Santoire était un mot chargé d’aventure et de magie, il avait dû devenir pour Papa un triste synonyme de Sans toi. Dans les deux cas, l’évocation suscitée par le nom supplantait ce qu’il représentait en réalité.

À l’aune de cette réminiscence, je compris que ma réticence à retrouver la maison de mon enfance était avant tout symbolique. Dans mes pensées, le nom du lieu, Nollot, n’évoquait plus ni la bâtisse ni la forêt qui l’entourait. Je n’y voyais plus les deux L dont j’usais enfant pour m’envoler, mais seulement ces deux O, comme deux gouffres laissés dans ma vie par les disparitions de Maman et Papa.

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